Ces deux poèmes de Robert Duncan sont extraits d’un recueil intitulé Letters, écrit entre 1953 et 1955. À la différence des autres productions de cette époque, ce livre a été conçu d’emblée comme formant un tout. N’en proposer ici que deux parmi une trentaine que comporte le volume peut sembler limitatif. Disons qu’il s’agit d’exemples de la manière nouvelle que Duncan expérimentait alors. La préface du livre, très élaborée, et à elle seule comme un poème-manifeste, indique les axes de recherche de l’intensité émotionnelle. Duncan vise trois niveaux dans cette recherche : présence de la « mortalité » dans la parole qui « advient » ; trace nécessaire et « manifeste » qu’il s’agit de laisser dans une quête de l’Art du siècle, et qui est déclarée « immortelle » ; « domiciliation de l’imaginaire dans la parole » poétique. « De sorte que pouvoirs et forces s’assemblent dans l’esprit là où il se nourrit de toute chose écrite », dit Duncan. D’où le choix de ces deux poèmes, qui permet de faire se croiser deux des lignes suivies par Duncan. Artaud, dont la « charge » d’émotion est élevée, en raison des frontières entre raison et folie où son esprit s’est porté, et Artaud, dont les lettres (aux amis, aux relations, mais aussi au Dalaï-lama, aux divers représentants d’institutions imbéciles…) ont constitué souvent le laboratoire de ses obsessions ; Olson, parce que c’est alors un des égaux auxquels le poète se sent le plus en correspondance : de fait, Duncan lui consacre plusieurs poèmes dans cet ensemble, et il faut rappeler qu’Olson, en cette fin des années 50, est en train de clore l’expérience de Black Mountain College et d’achever la rédaction de la première partie de son Maximus, dont le principe est précisément celui de la lettre, de l’adresse faite aux concitoyens de la Cité.
À vrai dire, ces poèmes sont de formes très diverses, de longueur variable, en prose pure ou en lignes (ne disons pas vers) agencées selon des critères très précis et animées d’exigences intérieures qui demandent une attention soutenue ; mais c’est un fait, leur unité est patente, et Duncan avait pris soin également de prévoir un certain nombre de dessins à l’encre qui donnent au livre une saveur singulière : ces dessins sont pour décrire, en quelque sorte, sous ses diverses manifestations, ce que Duncan appelle « le lecteur idéal » : une vieille dame avec son chat sur les genoux, qui fixe, apeuré, le regard du lecteur du livre, un homme de dos déchiffrant une partition musicale au bord d’une rivière, etc. Tous avec des chapeaux baroques, et dans un environnement de fleurs.
« Ces poèmes sont la preuve d’un désir de parole », dit Duncan. Désir de parole « qui est l’autre forme du désir d’amour qui se transporte vers sa preuve par la voie de son aimé ». Parole poétique, parole amoureuse. Parole qui va se chercher ses gages dans une réciprocité singulière : « Un amant fait de l’amour, et peut user de la poésie pour ce faire. Un poète fait de la parole, et peut user de l’amour pour ce faire. » Propos à prendre au pied de la lettre, précisément. Duncan vivait alors à Bañalbufar (Majorque), et la présence de Jeff à ses côtés, lors de la rédaction, comme durant la préparation du volume et la lecture des épreuves, cette présence a été en effet constante.
Faire : la réédition récente de ce livre par Robert J. Bertholf (Flood Editions, 2003) apporte des précisions intéressantes en ce qui concerne le soin extrême avec lequel Duncan a veillé à la fabrication matérielle de l'objet. Grâce à l’éditeur Jonathan Williams (Jargon Books), il était entré en relation avec le typographe chargé de la mise en forme et de l’impression, un homme dont il avait eu l’occasion d’apprécier le travail. Il prit la peine de préciser de façon extensive ses exigences quant à la présentation du texte, tout en laissant au spécialiste une grande liberté d’interprétation. Plus précisément, comme il entrait dans le détail de tous les éléments significatifs à ses yeux : corps de caractères, largeur de page (en fonction de la variété de longueur des lignes et de leur ponctuation particulière), alinéas, marges, indentations, espaces et espacements, numérotation des pages, problèmes d’orthographe…
L’imprimeur s’interrogea sur ces caractéristiques, et posa la question, dans une lettre : « J’espère, disait-il, que ces écarts par rapport à la norme ne sont que pour amplifier vos intentions et ne sont pas là c’est toujours le danger que pour imposer un peu de la personnalité de l’imprimeur entre lecteur & auteur. » À quoi Duncan répondit que cette entrée en scène du « style » de l’imprimeur ne l’effrayait pas, lui. Mais dans la mesure où satisfaisant les exigences de l’auteur, il se montrerait apte à les interpréter selon les nécessités de son art propre, de façon que le texte soit magnifié parce que respecté en ses intimités.
Duncan est amené à préciser, à propos d’un ouvrage de linguistique qu’il recommande à l’imprimeur, que ses recherches verbales ont des origines très précises, et il cite, Joyce, Pound, Virginia Woolf, et une phrase de Gertrude Stein, dans How to Write : « Une Phrase n’est pas affaire d’émotion un paragraphe si. » Duncan en vient à dire que l’ouvrage de linguistique lui a permis de « vérifier » ses conceptions et la validité de sa pratique, car il s’agit pour lui de « donner sa vérité ». Et quant au rapport entre poète et artisan chargé de mettre en forme le poème, Duncan fait allusion au musicien Anton Webern, et indique ce qu’il entend de la collaboration entre auteur (qui, pour conserver la métaphore musicale, est d’abord pris, dit-il, par le travail de notation) et artisan-typographe (qui a pour domaine, où son « style » peut s’exprimer à son tour, celui de la composition). Si on pense à l’extrême densité de l’œuvre de Webern et à son application à résoudre les contradictions de la liaison organique entre des formes strictes de contrepoint et les formes sérielles fondamentales, on voit la pertinence de la réflexion de Duncan sur le rapport entre notation (ses poèmes forment une série, mais sous des approches de forme très diverses) et composition (le typographe a donc à faire varier les normes de son art, pour trouver la solution adaptée).
Ces deux poèmes en sont des témoignages.
Auxeméry, juin 2010