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Eliot Weinberger La ville (Blocs épars)
traduction en français: Auxeméry

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Au commencement, du moins un des commencements, le village. Les Santâlîs, peuple indigène vivant dans la forêt de l’état de Bihar, en Inde, ont une chanson qui dit ceci, en tout et pour tout :

Dans les arbres les oiseaux chantent.
Dans le village les filles chantent.

Image d’une tranquillité sans ombres, humanité et nature en harmonie cosmique. Les filles chantent et les oiseaux chantent. Plus, même : ils chantent en répons les uns aux autres.

*

Au commencement, du moins un des commencements, la ville n’était pas un centre marchand, ni même une forteresse militaire. Elle fut créée du fait d’un pouvoir autoritaire en tant qu’expression du pouvoir cosmique, et construite à l’image du cosmos lui-même. La ville était l’ombilic du monde, l’axe du monde, parfaitement alignée (en Mésopotamie, légèrement désalignée, et délibérément, car les humains sont imparfaits) sur les quatre directions. En son centre se trouvait une structure surélevée — tour, ziggourat, temple, plateforme, pyramide, palais — où l’on pouvait être plus près des dieux, de sorte que les dieux pouvaient mieux entendre les prières humaines, et les humains entendre les instructions divines. Et juste au-dessous de la ville il y avait une autre ville, celle du monde souterrain, la cité des morts.

Chacune des cités babyloniennes trouvait son répondant dans une constellation : Ninive en Grande Ourse, Sippar en Cancer, Assur en Bouvier, Babylone en Baleine-Bélier. La capitale des Han, Chang’an, était disposée selon un patron combinant Grande et Petite Ourses, avec le Palais Impérial en position d’Étoile Polaire ; la cité de Xianyang, selon la disposition des étoiles qui forment les constellations de Cassiopée et de Pégase. La première capitale des Khmers, Yasodharapura, présentait un véritable calendrier, avec 108 tours à l’image des quatre phases de la lune dans les 27 maisons lunaires, et 60 tours agencées en cinq ensembles de vingt, le cycle des vingt années de Jupiter grâce auquel, par multiples de cinq, les Khmers calculaient les époques historiques. La ville n’était pas le macrocosme du village, mais le microcosme de l’univers.

Les cités n’étaient jamais inédites. Que ce soit en Mésopotamie ou en Égypte ou en Chine, la règle voulait que la construction de la cité fût justifiée par un dessin reproduit d’après celui des ancêtres. Au cinquième siècle avt J-C, un poème de la première anthologie chinoise, le Shi Jing, ou Livre des Odes, ou Canon des Poèmes, chante les louanges du roi Wen de Zhou, qui avait bâti la cité de Feng, six cents ans auparavant : « Il conçut Feng selon l’antique plan. / Il ne suivit pas ses propres désirs, / Mais œuvra en pieuse obéissance aux défunts. » Création, dans le temps cyclique, est toujours re-création. La ville-cité — pour nous, modèle d’originalité et de modernité — était pour eux modèle d’ancienneté. La ville-cité — pour nous, modèle de changement — était pour eux modèle de permanence. La ville-cité — pour nous, modèle de vie sans entraves — était alors régie par les morts. Dans les années 1930, Thomas Wolfe écrivit une nouvelle au titre sans pareil : Only the Dead Know Brooklyn.

Nos villes sont emplies d’histoires. Leurs cités étaient elles-mêmes des histoires. La capitale inca de Cusco, qui avait la forme d’un jaguar, était organisée en un réseau de lignes invisibles, reliées au moyen de repères (huacas) naturels et artificiels, chaque ligne étant une ligne de chant à suivre, un dispositif mnémonique destiné à reformuler leurs mythes et leur histoire. Autour de la tour située au centre de Yasodharapura, qui représentait le mont Meru, la demeure des dieux, les cent-huit tours étaient arrangées de telle sorte qu’à partir du milieu de chaque côté, on ne pût en voir que trente-trois — les demeures des trente-trois dieux du ciel d’Indra. De chacun des points cardinaux, trois seulement des cinq plus hautes tours étaient visibles : les trois pics du mont Meru, qui sont les cités célestes de Vishnu, Brahma et Shiva. La cité présentait la carte du récit d’une histoire.

Les villes qui ne craignaient aucun ennemi terrestre étaient disposées selon un motif en quadrillage ; celles qui se trouvaient en territoire contesté étaient des labyrinthes de ruelles et de places, où une armée d’invasion se serait perdue et aurait subi la défaite. Quadrillage ou labyrinthe, ces cités avaient des remparts, car c’étaient des forteresses où le pouvoir cosmique se trouvait en conflit avec d’autres pouvoirs : ceux des démons, des dieux du mal, des spectres menaçants des humains morts. Le mur de la cité était d’essence magique avant d’être militaire, il indiquait un lieu d’ordre au milieu du chaos du monde. Les généalogies royales commençaient à la date de l’érection des murs de la cité — soit, l’établissement d’un nouvel ordre. On se livrait à de périodiques circumambulations de masse, et en particulier dans les temps de désastre, de sécheresse, d’épidémie — réaffirmation commune : qui nous sommes, quelle est notre place dans le monde.

Tout était strictement compartimenté : les aires sacrées, les marchés agencés selon les biens mis en vente et les services offerts, les secteurs résidentiels destinés aux riches, aux pauvres, aux marchands, ou organisés par clans, les quartiers de plaisir, et ainsi de suite. Les villes étaient des agrégats de villages, des villages avec leur vie quotidienne faite de relations familières et d’interactions de voisinage, mais différents de villages, puisqu’ayant une spécialisation selon classe ou fonction et une soumission servile à un pouvoir supérieur. Ces cités étaient hiérarchiques, au contraire des villages. La meilleure métaphore pour l’antique cité est le gratte-ciel — des boîtes, à l’horizontale dans l’espace réel, mais métaphoriquement empilées l’une sur l’autre selon le rang social, et atteignant au ciel des dieux — des millénaires avant que ne soient construits les gratte-ciel.

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L’antique cité était un emblème d’ordre dans le chaos du monde, et avant tout le dangereux chaos du monde naturel, avec ses forêts sombres, ses hommes à l’état sauvage, ses bêtes affamées et ses esprits avides. Avec l’apparition simultanée, et ce n’est pas fortuit, du romantisme et de la ville industrielle, les images se sont inversées : le monde naturel est devenu celui de l’ordre et de la tranquillité, la cité un pandémonium.

La littérature de la ville-cité — la littérature moderne presque toute, mais pas toute — est panoramique, parfois festive, souvent frappée au coin de l’horreur : le brouhaha des voix qui parlent des langues ou des dialectes divers, le fatras des fragments qu’on en saisit. Son moyen d’expression est le collage ; sa science fait que les opposés s’attirent ; sa logique veut que chaque proposition ainsi que son contraire soient également vrais.

La cité moderne, dit-on souvent, repose sur l’anonymat. La déesse du lieu est la passante de Baudelaire ; l’acte de dévotion à son endroit, ce que Walter Benjamin a appelé l’expérience de la quintessence de la ville, « l’amour du dernier regard ». Son héros mythique est le détective, l’homme qui doit trouver le nom de l’anonyme auteur du crime.

Mais la cité moderne est, ou fut, car on le dit de moins en moins, un rassemblement de voisinages. Dans une relation de voisinage, les noms ne sont pas tous connus, mais les visages sont familiers. L’anonymat stéréotypé de la cité moderne se trouve dans ses secteurs marchands, dans ses modes de transport, dans le voisinage d’autres gens. Même la langue parlée a autrefois été celle de son propre lieu : dans la ville que j’habite, New York, les voisinages — à part pour les gens les plus pauvres — ont tendu à s’organiser selon l’origine ethnique plus que selon la classe. Durant mon enfance, chacun conservait encore une façon de parler identifiable. L’usage de l’air conditionné a gommé ce sens communautaire : il confine l’individu dans son intérieur pendant l’été, non dans les rues mais dans ses appartements — à regarder la télévision, cet irrépressible homogénéisatrice de la langue.

La littérature de voisinage, ce fut la vignette — une histoire, une image, parmi les millions d’histoires, les millions d’images. (Dans le cas de Dos Passos, de Biély, de Döblin et d’autres, un panorama fait de multiples vignettes.*) Le poète détache un détail, comme ont toujours fait les poètes lyriques. L’auteur de fictions raconte la vie de quelques personnages, comme le récit s’en est toujours fait. Leurs destinées peuvent être insensées et cruelles ; leurs destins peuvent ne pas plus être dictés par les dieux ; mais leurs destins demeurent les conclusions (ou absences de conclusion) d’un récit. Si la ville-cité est un chaos, le voisinage, que les existences y soient heureuses ou misérables, représente une sorte d’ordre.

*

La littérature de la ville fut une nouveauté, dans la forme comme dans le contenu : c’est la modernité même de la littérature moderne et des arts visuels. La littérature de proximité du voisinage fut l’antiquité à l’intérieur de la modernité. Mais il est à présent arrivé quelque chose à la ville, principalement dans le Tiers Monde, avec le flot des migrants venus de la campagne : la métropole est devenue mégalopole. À l’exception des extrêmes de richesse et de pauvreté, le voisinage — le sens du voisinage — s’est effacé dans la répétition sans fin des immeubles d’habitation sans couleur, qu’ils soient de grande ou petite taille. Nombre de villes importantes, de nos jours, sont dans le nulle-part. On réside dans un lieu de hasard, identique à un million d’autres endroits de hasard. Dans la mégalopole, on n’a pas sa place dans le monde, et la communauté, car on rêve de communauté, on a tendance à la trouver dans les associations structurées de la religion et de l’idéologie politique, ou dans des réseaux ad hoc du cyberespace.

La littérature du voisinage s’écrit encore dans les derniers lieux de voisinage — appartements de grand standing ou bidonvilles. Mais quelle sera la littérature de la mégalopole ? Déjà le modernisme tardif, le prétendu post-modernisme, est peut-être en train de montrer la voie : le roman, peu abondant en personnages mémorables ou court en récit convaincant, riche en jeu brillant sur les mots et gorgé d’informations ; le poème, enchaînement d’ironies déconnectées et de pastiches de langage pertinent. Une littérature du chacun et de l’aucun, une littérature où — comme on le dit de quelqu’un de légèrement dérangé — « il a une case en moins ». Je pressens que ceux d’entre nous qui ont été élevés dans la ville moderne, et élevés dans le modernisme, n’y comprendront rien.

Les villages qui se vident ; les villes qui sont devenues des concentrations de banlieues, où la vie se déroule entre voies passagères et enceintes de stationnement ; les villes-cités qui sont des parcs à thème consacrés à leurs gloires passées, avec ressortissants faisant le service pour les badauds ; les villes naufragées avec leurs usines à l’abandon ; les cités-robots des « nouvelles zones économiques » ; les trois, quatre, ou cinq villes qui conservent encore leur éclat, respirant le cosmopolitisme d’ancienne mode consacré à la nouveauté ; et puis, la mégalopole. En ce siècle, la plupart de l’humanité se trouvera à la dérive dans la mégalopole — plus exactement, coincée dans sa circulation. Reste à voir comment l’espèce humaine réinventera son humanité dans le dernier environnement humain que les humains aient inventé.

[2009]


* Romanciers cités : John Dos Passos, auteur (étatsunien) de Manhattan Transfert et de la trilogie U.S.A. ; Andréi Biély, auteur (russe) de Petersburg ; Alfred Döblin, auteur (allemand) de Berlin Alexanderplatz. Et supra, Thomas Clayton Wolfe, auteur (étatsunien) de La toile et le roc. Nous gardons volontairement en anglais le titre de la nouvelle citée. (NdT)






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