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						[Poème tiré de Accidental Center, 1972]
 
 Trois mesures de réflexion
 sur John Coltrane
 
 
 La langue parlée à New York a transformé le théâtre de ce restaurant et
 de ce bar, deux femmes causent là de leurs amants blancs et noirs,
 libres amants. Celle-ci dit qu’elle avait vu un homme dans la rue avec
 à peu près les mêmes traits que le sien et l’avait confondu avec lui mais
 que cet homme n’était pas de la même couleur. Elle dit à son amie
 qu’elle n’a pas le sens des couleurs, elle dit qu’elle sait tout de lui.
 
 *
 
 Lui : dos voûté et visage rougeaud ; elle, à côté : toute petite
 et ratatinée. Ensemble dans la cabine, leur laideur plus laide encore
 d’en être conscients. Ce couple-là, pleine et totale réussite.
 Ceci étant le reflet de cela, plus profond. Ainsi, du fait du seul poids
 des notes le chant va draguer dans le fond des fonds de déchets
 et d’effluves. À l’encontre des mélodies de la création s’installent là
 d’autres poses, parce que ça, oui ça, va toucher au plus profond dans
 le secret des vies rêvées, pleines de rancœurs, de jalousies pour
 ce qui est inachevé, inaccompli, et submerge la musique à moins
 que l’amour ne la sauve.
 
 *
 
 La grande histoire, une plaisanterie ! L’histoire personnelle : pas drôle.
 Sachant que tout un chacun se veut sérieux quand il est malade et cogne
 à toute force sur le lit pour avoir quelqu’un d’autre, mais qui soit
 semblable à soi. De là à se saouler, à délirer, et sombrer en
 ce quelqu’un, qui nous ressemble. Et c’est là que le cœur se rend compte
 qu’il a perdu tout sens  les mots lui ont été volés, leur signification
 s’est échappée, et de même dans la musique, les volutes sonores
 sont en tropisme constant  en éternelle équivalence. Afin de ne pas
 être admis dans mon monde  c’est moi qui vient vers lui.
 
 
 
 
 
 
 
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				|  | [Poèmes tirés de In The Builded Place, 1989]
 
 Selon Platon
 
 
 Au poète, ceci : ne pas chercher l’originalité.
 Nul cœur n’arrive à s’extérioriser pleinement.
 Nul public, assez interloqué pour donner suite.
 
 Comment supporter un poème dont la vérité
 Mettrait le ciel en cendre, sous un soleil
 Au lever programmé. Chaleur plus forte,
 
 Labeur plus intense, culpabilité plus grande
 Pour la peine ? Poète, passe tes jours à
 Conjecturer sur des bancs de nuages dont
 
 Il y a là une vaste superficie.
 Prise les formes occlusives :
 Tes amours aveugles, tes haines,
 
 Trop d’ennui ? De lait dans leur luisance ?
 Pense à toutes ces horreurs lorsque dans le calme
 Quelqu’un s’est mis en tête qu’on voyait la lumière.
 
 Plisse les yeux, attends que les vents changent
 Afin de mettre formes sur manœuvres de hasard.
 Ah, ruines à flot ! Vois, ton infime
 
 Nostalgie ne requiert nul embrasement contrastif.
 Par chance, les nuages vont se défaire, puis
 Déchirés devenir familiers. C’est là, l’instant
 Plus-qu’instant du lecteur passé aveugle.
 
 Comme si, pour toi, un dieu nous avait
 Désignés comme sans-vue. Comme si
 Une paupière avait été décollée
 Pour y introduire une cendre.
 
 
 
 
 Homère intemporel
 
 
 Sa voie n’était pas sa voie, mais étant aveugle
 Sa voie le conduisit à se faire sensible à la mort.
 
 Certains le tenaient de parti pris ; d’autres soutinrent
 Qu’il avait justifié le chagrin d’Achille, dont le flot
 Avait mis bas des villes.
 
 Au pied du bûcher, Achille avait à son actif douze morts
 De haute naissance. « C’était là, dit le poète, une mauvaise chose ».
 
 Mais il montra aussi l’éclat de la beauté de sa lame
 Magnifique. On lui a fait reproche de ceci :
 
 N’avoir pas rapporté la guerre réelle. Qui a des oreilles
 Entend, et se souvient de ce qu’il veut bien se souvenir.
 
 *
 
 On dit que c’est la Grèce aux brisants qui bat la mesure
 De ses vers. Quoi de plus noble que ce décalque de don,
 
 De plus honorable que de s’en tenir à ses mots
 Tandis que là dehors, derrière le siège, c’est viande et gravats.
 
 Accordons-nous le cadeau de ses rythmes.
 
 Puis quand la guerre vous a bien vidé, des nœuds
 Sur l’estomac comme des nodules de glace, d’imaginer qu’on est
 
 Là au milieu des corps mutilés et de la pourriture, avec la plage
 Où la mer fut rouge, et les vaisseaux en proie au feu.
 
 Ils ne pouvaient rentrer chez eux. Et pendant qu’il parlait
 La Grèce dont il parlait engendrait de nouvelles Ilions, comme
 
 La découverte de terres neuves engendre de nouvelles naissances.
 
 
 
 
 Chant de Rilke à la fenêtre
 
 
						
							
								« Que suis-je comparé au poids de l’infini ? » Explosions de grenades
 Comme fleurs sur la mer
 
 Désir d’une force de surface
 D’éjecter le tout de ce qui là-dedans gît :
 Magnitudes, tenseurs, extraction de nucleus
 puis éclatement du tout
 
 Et comment en tirer des lignes claires :
 De savoir que je ne pourrais te venir en aide
 Et toi qui brailles à t’en décrocher la cervelle
 
 Au milieu de ces ombres qui furent tout ton passé
 Et moi qui me cherchais moi-même pour te sauver
 Et moi qui m’en serais vomi moi-même
 
 Et c’est à présent que je vois en ma vie tous les morts
  ces morts que nous traînons derrière nous 
 Et la mort des mots, cet étouffement, c’est tout un
 
 Moléculaire est la terreur :
 L’étrangeté, ce pour quoi nous avons combattu
 Ne consistait qu’en ceci,
 Cette virulence de nous-mêmes
 
 
 
 
 Dans les montagnes 
 sur deux vers chinois :
 
 
						
							
								« le fil dans la main d’une bonne mèreest le manteau sur le dos du voyageur »
 Avant de quitter ce monde, elle avait cousu serré son enfant.
 Aujourd’hui, le chemin de la montagne est ce fil et surfil, en route
 vers le bleu sans fin, et pourtant une chose reste insupportable
 dans cet espace : son passé, son enfance lui sont également
 des paysages aménagés. C’est ce qu’il craint pour elle, ce cœur meurtri.
 
 Son lit était un trône, elle y dormait tout au bout de la chambre,
 là où sa sœur et lui n’avaient pas permission de se rendre.
 Il ne pouvait la toucher, mais, de là où ils se tenaient,
 lui, la regardait coudre. Elle, le paysage : mais lui aussi, dedans.
 
 Maintenant ses pensées d’elle sont semblables aux nuages,
 des bannières flottant sur l’herbage de l’alpe, sans substance,
 face aux rochers de la montagne, âpres preuves d’un autre monde.
 Rêverait-il qu’elle revienne ? Devait-elle habiter chaque peur
 
 comme chaque désir ? Œil-remorqueur dans la brume, il espérait,
 sur ces vides sommets battus des vents, se trouver, lui, et non elle.
 Mais c’était là le point à ne pas rater. Elle avait faufilé, lui avait tressé
 ce fil au cœur même de la rétine : elle, la voie, et la vue ainsi définie.
 
 
 
						Note de l’auteur : L’épigraphe est tirée du « Chant du voyageur » de Meng Chiao. La traduction anglaise qui a inspiré le poème est de A.C. Graham, dans Poems of the Late T’ang, p.63. 
 
 
 
 
 
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						[Poèmes tirés de Eschaton, 2009]
 
 Églogue
 
 
							
								
									à Hugh Seidman
 Composer de ce que propose la lumière
 
 Composer comme d’un lieu surélevé
 
 Mener l’ascenseur de l’âme jusqu’à l’étage ultime
 
 La ville là-dessous semblable à un océan de béton, fumeusement étale sous le soleil du ciel
 
 Distinguer, sous la fine pellicule de fumée, les panaches et les clignotements
 
 Ressentir le besoin de prendre suffisamment de hauteur
 
 D’avoir atteint une limite supérieure d’où l’être même fait escarpement
 
 Rampe de lancement, la légèreté de l’air étant une forme d’intelligence
 
 Les yeux suivant des fleuves de lumière brute qui couraient entre les mondes pour aller
 grossir les baies en amont de perles grasses de mercure
 
 Composer, ou mieux, rendre compte du fait qu’une partie du paysage aura disparu
 
 Comme si on regardait par un judas, un trou en vrille
 
 Philosophe écrivant de « l’esprit qui cherche, et une fois encore se trompe lourdement… »
 
 Avoir mis de côté les morts qui surviennent sous les bombes, en avoir inscrit d’autres
 
 Les chemins qu’on suit, comme des fragments de métal volant vers leurs demeures
 
 Revenir sur un amour, une joie, crus comme les briques de Vermeer
 
 Suspendu en l’air, et comme libre en pénétrant les larges avenues du ciel, sentir l’espoir se
 mêler au mot
 
 En l’air, sentir le vide comme un don, oui, un don romantique
 
 Composer, comme d’un poste élevé, sous le vent, tout au-dessus du port, des rues, les
 yeux en fente sous le vent
 
 À ces hauteurs, les yeux baignant dans le rouge d’une fête du savoir.
 
 
 
							Note de l’auteur : J’ai discuté de poésie avec Hugh Seidman pendant plus de 40 ans.
 
 
 
 Manhattan, de nos jours
 
 
 1.
 
 Chaque souffle est au moins une demi-vie, une pause
 entre crainte de l’anthrax et mémoire moderne.
 
 Et chaque regard montant du trottoir est à moitié empli
 d’une tranche de lune au lever, en suspension sur la ville.
 
 Uranus et Capricorne côtoyant le triangle des Cieux,
 l’espace de la nuit respirant indifférence et géométrie.
 
 2.
 
 Le jour, toute marche se fait sous menace de soleil et ciel blanc.
 Travailler tend vers les simplifications : bureau, boulot, et mots.
 
 Bain de particules en apesanteur : ce papier en prend sa lumière.
 
 3.
 
 Gravats, corps, bruits, dispersés à présent, et l’esprit par à-coups déchiré :
 consacrer ces lignes au deuil et au souvenir, à sa seule propre solidité.
 
 Phrasé, mots  isotope et quantum  toute vulnérabilité aux ombres.
 Toile de fond formant idée même. Et spectre de la mort brillant au travers,
 
 parcourant toute l’écriture.
 
 
 
 
 
 
 
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						[Poème tiré de New Poems, This Constellation Is A Name: Collected Poems 1965-2010, 2012]
 
 Le Gouffre de Baudelaire
 
 
 Il savait qu’un syllogisme
 jamais n’expliquerait
 pourquoi tel jour va
 se fracasser sur le suivant,
 
 ni le pourquoi de la souffrance
 d’être en vie
 quand on sait que le mal est
 là, qui attend.
 
 Pourquoi le poinçon du doute
 fait son encoche
 douloureuse dans l’esprit,
 que tout espoir est vain.
 
 Un syllogisme
 ne saurait expliquer
 ces vertes îles du désir
 qui gisent aux profondeurs.
 
 Aucun vers, ni verset dans
 tout l’appareil des raisons
 pour le délivrer, lui, rien là pour gonfler
 la voile de cette bouffissure du moi.
 
 Le syllogisme n’en a cure,
 de tous ces mots mi-entendus,
 de cette absurdité de pensers futiles
 qui durent pour durer.
 
 Tel était l’abîme
 que je portais en moi,
 et mon poil se dressait quand
 venait à passer le vent de la peur.
 
 Cette souffrance
 d’être vivant
 vaut ce mal dont on sait
 qu’il vous attend.
 
 Il s’en remettait la nuit
 à Morphée,
 aux êtres de délice et d’angoisse
 qui rendent tout sommeil suspect.
 
 Rêve comme cauchemar sans fin :
 la mort vraiment
 ne fut pas assez belle pour nous.
 Il hésitait encore :
 
 étions-nous mortels, ou immortels ?
 Raison de la souffrance
 d’être ainsi en vie, tout en
 sachant que le mal
 vous attend.
 
 
 
							Note de l’auteur : Le Gouffre, souvent traduit en anglais par The Abyss, et qui comprend une critique implicite de Pascal et d’autres penseurs français, est considéré comme un des poèmes les plus « philosophiques » ou « anti-philosophiques » de Baudelaire.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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