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Eliot Weinberger Les dix premiers jours de Trump
traduction: Auxeméry

Le désespoir des semaines qui ont suivi l’élection s’est transformé en colère constructive. L’opposition, ou plutôt, les oppositions se constituent, non seulement dans la population en général, mais à l’intérieur même du gouvernement, comme en témoigne la cascade de fuites et de tweets pirates. On ne peut que spéculer ce qui se passe dans les agences de renseignement et au Pentagone, mais la réaction à la dénomination de « nazis » utilisée par Trump pour désigner la CIA, et son épouvantable discours sur l’importance de la foule lors de son entrée en fonction, en face du mémorial aux agents tombés en service, étaient très clairs. De plus, le mouvement a peu été remarqué dans le chaos général, mais Trump a destitué le patron des Chefs d’État-Major Interarmées, ainsi que le directeur national du Renseignement, du Cercle des directeurs du Conseil National de Sécurité, et les a remplacés par Steve Bannon, le nationaliste blanc qui est devenu le Dick Cheney de Trump, qui a rédigé avec lui son discours d’inauguration America First, et qui a été l’architecte de l’actuelle mise au ban des musulmans. Couve probablement une crise majeure avec la Corée du Nord – probablement plus grave que tout ce qui a eu lieu au Moyen-Orient – et la fascination de Trump pour les armes nucléaires est bien connue. Un coup d’état militaire n’est plus inimaginable aux États-Unis : Trump en appelant à une attaque nucléaire préventive contre Pyongyang, et les barbouzes comme les huiles se rassembleront contre lui.

Moins dramatique : reste à voir ce que feront les centaines de milliers de bureaucrates dans les agences gouvernementales. Ils se cantonnent aux domaines dans lesquels ils travaillent : éducation, protection de l’environnement, droit du travail, droits civils, santé publique, développement urbain, etc. Les gens nommés par Trump dans son cabinet ont, bien sûr, déclaré la guerre à toutes ces personnes. Y aura-t-il des démissions massives – faisant ainsi le jeu des nouveaux patrons qui veulent mettre un terme au travail de ces organismes – ou des tentatives de subversion venues de l’intérieur ? Un des premiers actes de Trump a été de virer presque toute la haute direction du Département d’État – des dizaines de personnes. Ce sont les fonctionnaires de carrière qui font marcher la machine, indépendamment de qui occupe la Maison Blanche – ils ont servi sous Obama et ils ont servi sous Bush. Trump et Bannon ont lancé une grenade sur leurs activités, pour des raisons encore inconnues, déstabilisant ainsi davantage un corps diplomatique professionnel qui doit faire face à l’obligation de défendre l’indéfendable à l’étranger.

Dans l’ensemble du pays, Trump est énormément impopulaire et, durant les premiers jours de son mandat, il a vertigineusement créé encore plus de raisons de l’être. Des millions de personnes ont suivi des manifestations lors de la première semaine de son administration, grâce à la capacité extraordinaire des réseaux sociaux à rassembler les gens en une seule journée. Ce n’est là que le début des mauvaises nouvelles. Parmi les choses possibles à venir : le démantèlement de la Loi sur l’Offre des Soins (l’Obamacare) ; le choix d’un juge à la Cour Suprême qui annulera l’arrêt Roe v. Wade (1) et divers droits civils et droits de vote ; la menace faite par Trump d’envoyer la garde nationale à Chicago ; l’extension de l’interdiction d’entrée des musulmans ; la destruction de la réglementation concernant l’environnement, la finance et le travail ; la suppression de la recherche scientifique sur le changement climatique ; le mur mexicain ; des réductions drastiques dans l’aide sociale ; les conflits commerciaux ; l’expulsion des sans-papiers – la liste est sans fin.

Dans les précédentes périodes de protestation – les droits civils, la guerre du Vietnam, la guerre en Irak – l’injustice se poursuivait, mais de façon statique. C’était, en un sens, rien de neuf, mais seulement plus de la même chose. Ce qui est nouveau avec l’ère Trump, c’est son étrange talent pour provoquer de nouveaux scandales – de multiple façon, au quotidien, pour le moment – lesquels ouvrent de nouveaux fronts de protestation, et galvanisent plus de groupes. Les principaux médias – en réponse autant à l’hostilité ouverte des Trumpistes envers eux, que par le calcul commercial selon lequel tout Trump fait de la bonne télévision – et les réseaux sociaux garderont la ferveur vivante.

Voilà qui est important. Les Républicains sont sans aucun doute effarés par les élections de 2018. Ils ont lâché Godzilla sur la terre et ce sont eux qui doivent gèrer les décombres. Plus important encore, la passivité et la complaisance des politiciens du parti Démocrate et de leurs électeurs les mettent devant leurs responsabilités, et cela ne peut pas continuer ainsi. Nous pensions que nous vivions dans un pays suffisamment éclairé pour élire un président comme Obama ; que, malgré les obstacles opposés par les Républicains, les choses s’étaient en gros améliorées et que la démographie assurait un avenir de progrès. Trump nous a poussés dans l’eau glacée, et comme Jesse Jackson l’a dit l’autre jour, il va falloir donner encore et encore des coups de talon pour rester à flot.

[30 janvier 2017]


(1) Arrêt concernant l’avortement, datant de 1973.




Eliot Weinberger est essayiste, commentateur politique, traducteur et éditeur. Ses articles politiques sont recueillis dans What I Heard About Iraq et What Happened Here: Bush Chronicles. Ses essais littéraires ont été réunis chez New Directions sous les titres de Karmic Traces, An Elemental Thing, Oranges & Peanuts for Sale et, plus récemment, The Ghosts of Birds. Il a publié une Anthologie de la poésie chinoise classique également chez New Directions, et la série Calligrams publiée par NYRB Classics. Il est né à New York, où il vit toujours.
Auxeméry est l’auteur de plusieurs recueils poétiques publiés chez Bedou, Le centre de gravité et le feu l’ombre ; puis chez Flammarion : Parafe, Codex, Les animaux industrieux. En préparation : Failles/traces. Il a également traduit un certain nombre de poètes américains, dont Charles Reznikoff, Ezra Pound, W.C. Williams, H.D., Charles Olson, Nathaniel Tarn, Clayton Eshleman, et Rachel Blau DuPlessis. Outre sur Alligatorzine, il a mis en ligne quelques traductions d’essais d’Eliot Weinberger sur les sites POEZIBAO et Œuvres Ouvertes en particulier. Il est né en 1947, et vit sur le rivage atlantique.
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< Eliot Weinberger, Trump: The First Ten Days, London Review of Books, 2017
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