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Patrick Beurard-Valdoye
Kariben
English translation by Matt Reeck

le silence règne sur
le camp de vacances familial
que le murmure d'un ru en
contrebas du Loucka contrôle
à l'écart

parfois un cri d'enfant près de
la piscine puis son écho
aux parages des jouets oubliés
le rompent

une rangée de cabanes estivales
surplombe la clairière terrassée
à l'orée de l'obscur

le soir le soleil attendrit
les bungalows et l'herbe drue
que cernent une barrière en planches
et les conifères en rempart

il arrive qu'un passant pénètre
l'enclos sous le regard ahuri
des vacanciers mais il n'a d'yeux que
pour deux baraques d'un autre âge

le camp regroupait des travailleurs
itinérant la loi assimilait
les intermittents du travail
aux tsiganes nomades
le ministère régla la question de
ses juifs noirs – ses asociaux –
en les bouclant là

Rroms et Sintis arrivaient au
camp de concentration par
trains noirs terminant à pied
vieillards et femmes enceintes
par voitures

aux baraques gorgées de gens
sans voyage on ajouta
leurs roulottes alignées
au ban de la foret

ils bâtissaient la route
cassaient des cailloux
la corvée d'eau dans l'affluent
de l'Hodonínská
était une brève évasion hors barbelés
la honte n’était pas autorisée

il faisait chaud
le matin du 21 août
la bise adorable coulait sur le val
depuis plusieurs jours
les tsiganes pressentaient le pire
sans trouver mots pour le dire
rien ne donnait plus le goût de moravivre
car la vérité ne se dit bien qu’en
Rromani où VOYAGER se prononce
JA et MOT c'est la MORT

le silence de plomb fut rompu
par des ordres exécutés
les cris les appels des mères
les pleurs d'enfants les hurles
tout ce monde en aparté
forma un cortège en rang serré
vers le train spécial pour une
destination inconnue : SMRT
quelque part en Silésie
avec un Z tatoué sur le bras

dans la futaie achrome alentour
nul oiseau n'éveille l'oreille
les pommes de pins jonchent la terre
la fougère – les doigts du diable –
par endroit ranime la
gringolée où quelques trompettes
de la mort se dessèchent

les rares sons inaudibles
pour les estivants font songer
à des appels surgis du fond
le soir encore hantant la foret

dans l'assiette tourbeuse d'un roc
une touffe de trèfles a pris le dessus
est-ce qu'un trèfle à quatre feuilles porterait
bonheur à une âme nomade ?
en vain il n'y a rien
seulement ces plaintes inouïes
et les pleurs du passant.






silence reigns over
the vacation timeshares
that the murmur of a stream
leading to the Loucka
modulates

then the yell of a child
near the pool and its echo
rising above forgotten toys

a row of summer cabins
line the top of the terraced clearing
on the borders of the obscure

in the evening the sun lingers
upon the bungalows and the tall grass
that a wooden gate
and the towering conifers encircle

a passerby arrives
in the compound attracting the shocked
glances of the vacationers but he’s looking
for two buildings from another age

the camp gathered itinerant workers
the law brought together
the part-time workers
with the nomadic Tsiganes
the government took care of
the question of his black Jews –
these deviants – by confining them here

Rroms and Sintis arrived at
the concentration camp by
night trains and on foot
pregnant women and the old
by car

to the shacks packed with
trapped people were added
their caravans along
the edge of the forest

they made the road
broke stones
hauling water from the branch
of the Hodonínská
was a brief escape outside the barbed wire
shame wasn’t allowed

it was warm
the morning of August 21st
the pleasant north wind blew in the valley
for several days the Tsiganes had been anticipating
the worst without having the words for it
Moravia became the death of life
because the truth isn’t anywhere more clear
than in Rromani where TO TRAVEL is said
JA and MOT is death

the leaden silence interrupted
by orders being carried out
the shouts the calls of mothers
the crying of children the yells
all this world apart

formed a cortege of pent blood
for the special train marked for an
unknown destination: SMRT
somewhere in Silesia
with a Z tattooed on the arm

in the dense colorless forest all around
not one bird can be heard
pinecones litter the ground
ferns – the hands of the devil –
in places reanimate the clime/b
where several horns of plenty
lay shriveling

the few in/audible sounds
trying to remind the summer vacationers
of the calls from beyond
the evening again haunting the forest

on the moss covering a boulder
a sprig of clover had won out
would a four-leaf clover give
happiness to a nomadic soul?
in vain nothing then
only their unheard cries of anguish
and the tears of the interloper.






Kariben, a Romani word for “lament.”
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In: Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo Migrandt, Flammarion, 2014.

Patrick Beurard-Valdoye. Auteur de 25 ouvrages d’arts poétiques, dont l’européen Cycle des exils (huit tomes à ce jour). Parmi lesquels : Mossa, l’épopée de la Meuse (Leo Scheer, Al Dante, 2002) ; Le narré des îles Schwitters (Al Dante, 2007) ; Flache d’Europe aimants garde-fous (Flammarion, 2019). Il a fait des livres en duo avec des artistes comme Pierre Alechinsky ou Dominique Lomré.
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Le poème « Kariben », extrait de Gadjo-Migrandt (Flammarion, 2014), évoque le camp de concentration de Hodonín, en Moravie, où les Rroms furent internés avant Auschwitz-Birkenau.
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Ce numéro a été édité à titre d'invité par Auxeméry. / This issue was guest-edited by Auxeméry.
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