alligatorzine | zine
222
/
Pierre Vinclair No Trane to Milan

Nul but ne saurait-il par elle être atteint et « l’œuvre » dût-elle s’avouer vaine arabesque de parties impuissantes, elle doit malgré tout apparaître tendue vers son but — c’est son devoir et c’est son seul devoir. « Apparaître » ne signifie pas qu’elle doive uniquement sembler telle : elle doit l’être, tendue, et seulement parce qu’elle l’est apparaître. L’« œuvre » tient sa vigueur vraie — sa sauvagerie — de l’office qu’elle essaie sans succès de rendre. C’est lorsque impuissante elle retombe comme le poulet qui s’était cru milan, dans l’assiette de son auditeur, que le critique peut faire l’anatomie d’un style.

             L’art pour l’art n’est que le
             nom de cet échec
             (et c’est là son échec)

Toute « œuvre » essaie quelque chose, de rejoindre quelque chose ; de trouver à travers une page salie, une toile trouée, une partition constellée de repentirs au crayon de papier, un lieu — de faire advenir ce lieu — faire avoir lieu.

             ni Coltrane au Congo
             ni Malcolm X à l’anche
             mais John chez Léonard

             soufflant les trajectoires du son
             au milieu d’anciens mannequins
             maigres corps de touristes

             Coltrane baroque
             roman, passion du Christ
             ‘A love supreme’ : JC

Il est déjà venu à Milan, pour un concert, en 62. Le 2 décembre, Teatro dell’Arte. Sur l’album qui en fut tiré, on peut lire la composition du groupe, que les amateurs appellent le ‘classic quartet’ (1962 à 1965) avec lequel il a enregistré ses plus beaux disques — Crescent, A Love Supreme. Les spécialistes et les musicologues sauront en qualifier les caractéristiques stylistiques ; ce qui me frappe, c’est que la mélodie y est au service de l’improvisation.

             Les formes montrent
             des questions ; les anges aussi
             jouent, joufflus de la trompette

             au pied de la madone
             et ‘Sun Ship’ à la face de Dieu
             car il n’est de sacré

             sinon dans l’art
             son rituel et sa performance
             du lieu, du sacrement aux phrases

             musicales improvisées :
             un rite, individuel et
             obstiné, exploratoire

Avant 1962, l’improvisation s’enroulait au service de la mélodie. Après 1965, la mélodie disparaîtra comme un ancien prétexte, inutile.

             J’improvise dans le plein air,
             carnet
             éclairé par un rayon chaud

             disparu dans quelques minutes
             tirant de chaque instant
             le décor du rituel

             minuscule, dérisoire
             (avec sa part cosmique)
             dont l’acte même est l’enregistrement

Les albums sont enregistrés dans le paradoxe d’un studio : il ne s’agit plus de capter le patron d’une mélodie reproductible ou avec laquelle jouer métamorphose, mais (par son moyen) de trouver l’improvisation. Mais enregistrer celle-ci ; donner assise, durée, reproductibilité, à l’événement improvisé. Lui donner de l’être.

             Pour 75 soirées en 57
             Coltrane est avec Monk
             au Five Spot —

             pas la Scala, pas « l’œuvre » achevée déroulée
             pour oreilles éduquées : travail
             de groupe, bruit

             du morceau repris, répété
             remis sur le chantier des gouttes
             d’esprit perlant au cuivre mat

La captation d’un concert, comme Milan 62, par laquelle l’événement (telle improvisation, initialement produite pour son enregistrement studio) rendu à l’ici-et-maintenant du live, est de nouveau enregistré, affole le paradoxe. Est-il redoublé ? Ou en sommes-nous sortis ? Qu’enregistre-t-on ici ? De quel effort sommes-nous les témoins, les objets ?

             St-John ne réplique pas par l’art
             démocratique mais prend la fuite :
             « Je commence par un point, dit-il

             et je vais le plus loin possible »
             car l’existence est vide de tout
             contenu : il n’y a rien à révéler

             sinon les formes à remplir
             où rêver nuages, monts, fleuves,
             désir, amour, vivant, désir.

Je n’ai d’autorité, ou de compétence, pour écrire ni sur la musique, ni sur Milan. Je ne sais pas si tout ceci est vrai (c’est pourquoi dans ces notes on cherche autre chose que ce que j’ai pu y mettre). La voix, qui parle pour une pensée et ne porte que le geste de l’écriture : cette immanence forcée, même humblement, fait-elle quelque chose avoir lieu ?

             Autant remplacer le poème
             au saxophone
             au rayon de lumière

             l’après-midi à dix-sept heures
             sur la joue de Pie IX
             (église Saint-Ambroise)

L’« œuvre » se déploie entre plusieurs points et fonctionne comme une vaste image : deux réalités éloignées qu’elle entrechoque ou fait se rapprocher. Ici commence son drame, son expérience, mais aussi son fait — le premier impossible qu’elle affronte — et sa preuve. Elle s’élabore sur les conséquences de ce fait. C’est là qu’elle peut essayer quelque chose (faire avoir lieu).

             Ils cherchent Dieu hors des églises
             ou bourrent les églises de tableaux
             où Dieu est prétexte à visage humain :

             les « artistes » ont-ils
             quelque noblesse ? cherchent-ils quelque chose
             de particulièrement profond ?

             n’est-ce pas la manière dont les hommes
             qui cherchent autre chose
             interprètent leur quête sans objet ?

             essaient de douer d’intérêt cette dérive
             indéfinie dans des particularités
             libres — leur voyage adressé non-adressé

             sur un chemin extraordinaire
             d’être un chemin solide
             comme un chemin

             où eux (les autres hommes) ne peuvent
             tenir pourtant debout — marcher,
             non pas pour bâtir cathédrale

             où se mettre à genoux, mais parce que
             « l’œuvre » est ce qui reste du travail
             improvisé, dans tout ce qui a lieu

             « l’œuvre » attendue, sa traduction
             policée, ritualisée, la fin du dur
             travail qui ne délivre pas —

             les tableaux d’église sont des gestes
             glissants le long d’une phrase particulière
             de jazz, qu’on peut appeler l’esprit

La biographie fait ce qu’elle essayait de faire : elle nous en apprend sur quelqu’un. « L’œuvre », elle, est la cosse vide d’un corps à corps. Faut-il écrire : avec l’impossible ? Un corps offert à l’impossible ? Est-ce son rapport avec la cathédrale ?

             Toute église est autiste, lançant
             son clocher aux nuages, cherchant
             à décrocher le sacré

             comme si elle était seule
             au monde, la première,
             le dernier lieu du rite

             dans chacune s’efface
             la possibilité d’autres églises
             (à l’image du poème)

Une cathédrale existe. Clémence dit : « C’est complètement fou, ces milliers de sculptures sur le toit, qu’on ne peut pas voir depuis l’extérieur, et qui existent comme pour personne ! » C’est elle qui souligne. Est-ce parce que Dieu voit tout ? Parce que « l’artiste » défie son spectateur, en lui offrant à contempler un impossible à circonscrire, l’excès même ?

             Le soir sur la piazza San Simpliciano
             briques humbles de l’esprit
             je pense aux « œuvres » —

             l’esprit est dans son anche : ‘I gotta go
             for the ultimate sound, I gotta get
             a mouthpiece that will give me that’

Ce que je cherche ? Ni découvrir, ni cartographier, ni expliquer l’espace. À sauver quelque chose. Pas le gros monde et pas ma petite vie. Pas des idées, des sensations, des ratiocinations : j’enregistre dans l’écriture le miracle d’une pensée en forme, improvisée dans son commerce avec les autres. Il dit que pour chacun ce qui compte peut avoir lieu. Ou qu’on peut le faire avoir lieu. L’écriture est cette liturgie.

L’improvisation, un cruel
chemin spirituel, enregistré,
contraire à la mystique.

Les « artistes » ont toujours des raisons de faire ce qu’ils font. Ils cherchent ceci, cela — mais les raisons n’ont rien à voir avec des considérations relatives à l’apparence que devait prendre leur art. Ils n’ont rien à faire de la dogmatique des formes — les formes sont des chrysalides. Ne les jugeons qu’à l’aune de leurs bienfaits pour la métamorphose.

             ‘his use of scales and modes,
             his harmonic patterns, his blues lines,
             his rhythmic patterns, his ‘giant steps’ changes,

             these were obviously just tools
             to get him where he wanted to go;
             in the end, they were unimportant in themselves’

Moyen premier, peut-être, ou dont le désir leur parvint dans la lointaine adolescence, avant qu’ils sachent.

             Ce qui émerge d’une nappe de matière
             sonore remuée violemment : des motifs
             naissant de ce relief remodelé

Et repartant par l’autoroute (pas de train pour Milan) je pense à quel point ce sont là des minuscules pastilles, ces villes au milieu du désert spirituel des échangeurs et des pompes à essence, et de ces villes en travaux de fibre optique qui balancent tout loin de l’ici et maintenant et sans musée.

             Je ne parle pas d’une expérience
             (il n’y a pas d’expérience) —
             d’un horizon de singularité

Les gens de la campagne et d’autres villes et ceux qui vivent au bord des échangeurs et se lèvent tôt eux aussi ont rapport à l’esprit.

             Mais il faut s’aboucher
             aux villes de l’argent
             (Milan, XVe s. ; NY, XXe s.)

             qui bâtissent les autoroutes
             où s’envoient les voitures
             d’un échangeur à l’autre

             pour qu’un « artiste » travaille
             à faire une « œuvre »
             des formes de l’esprit improvisé.











Pierre Vinclair. Poésie récente : Le Cours des choses (Flammarion, 2018) et La Sauvagerie (José Corti, 2020). Essais : Terre inculte. Penser dans l’illisible The Waste Land (Hermann, 2018) et Agir non agir. Éléments pour une poésie de la résistance écologique (José Corti, 2020). Il est l'un des animateurs de la revue Catastrophes et dirige la collection S!NG aux éditions du Corridor bleu.
/
Ce numéro a été édité à titre d'invité par Auxeméry.
/
www.alligatorzine.be | © alligator 2020