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Quelque part entre jouer et jouir se trouve le plaisir
forer la langue, former les lettres
écriture en parallèle
d’embardées, lexiques qui se rencontrent, ou non.
Nous nous écrivonsl’un à l’autre ?
mais ruban courbe, c’est une drôle de lumière qui réfléchit.
Nappe de brouillard, tu me racontes des bribes de vie passée et m’annonces
un socked-in sky, tu dis « ciel bouché », liège à bouchon,
c’est le temps gris de La Rochelle, et le voilà qui arrive,
brume de mer sur l’Italierosée tremblante.
Nous nous connaissons à peine.
En fait.
Et quand tu m’écris ce que tu
penses que je vois en ce moment
depuis la fenêtre de mon studio de pierre
« me préparant un futur souvenir »,
c’est là ton mémoire non-écrit d’Italie
afin de conjurer ce qui n’est
pas encore advenu en un jour en un lieu
et tu as un peu raison !
L’or bouillant & le vert dense
felix (quondam) pecus, plats d’abondance
ces trouvailles se fondent en
de proleptiques nostalgies
l’amitié
rendant l’un nostalgique du présent de l’autre
(de sa présence aussi)
et donc (c’est toi qui le dis) tu travailles
à composer d’avance, oui
à l’avance, les
plis des champs et des collines
le gris-vert de l’afa, le blond des blés, par-dessus
la finesse de petites occasions et de choix
rendus solides dans l’acte de bâtir
imaginaire pâtis
mortier de grès mêlé de vase
brillants copeaux de brique, que quelqu’un jadis, en bricolant, a atteints et
voilà ce que tu imagines trouver
une stanza de pierre
ici (ailleurs, loin)
quand Kathy et toi
(et Yves, peut-être) viendrez.
Les panneaux de donateurs sont repliés,
recouvrant la scène cachée.
Tous les jours creusementextraire, ou comblerchaque jour changement.
Toutes les nuits, temps tachetéenglouti.
Mais nous allons nous revoir, nous nous le jurons bien
et nous boirons le vin, sans jamais le renvoyer,
et peindrons à la tempera la pleine
« lune flottant sur l’étang des carpes »
prédelle, allusion à Cathay.
Ce que je vois depuis mon rocher c’est le temps,
son rouleau qui se déroule
et la main tremble en écrivant.
Chaque mot foisonnant et démuni, dans
son extension imperçue, son flux, son remous.
Mais nous nous souvenons de ce renga multilingue !
Tomlinson, Roubaud, Paz et Sanguinetti
chacun en sa langue, son language, sa lingua
travail du métier sur les pesons et les fils, mots
lingonavette au motif, cliquetis de la pédale
co-ouvriers experts aux tours de torque et de tension.
Et quand tu disais, moitié-traduction, de mon « Renga »
« Mémoire, Mnémosyne, souvenir d’avance d’un temps
irrésolu avançant vers
sa résolution »
je ne savais plus
qui écrivait quoi et à qui.
Quel statut dans l’histoire
une mémoire à venir a-t-elle?
Ces riffs sur le thème de la « résolution »
et sur les formes de l’« avance »
la question de savoir si le « temps »
(qu’il fait, qui passe, ou même, celui qu’on ressent, donc)
est « irrésolu »
ou peut-être le « fait d’avancer » est-il
sans parler du triple sens de vers
que je ne peux me dé-verser
des engorgements particuliers aux mots
et mes inventions rompent-elles
les puretés irremplaçables de la syntaxe gauloise
mais je suis saturée d’étrangetés et de tensions
et même de choses qu’on ne peut même noter
infimes motifs, infimités, dans ta lettre
qui peuvent à peine être organisés « en » quoi que ce soit
et même moins qu’en écrivant.
« Les voilà donc partis, et moi je dois rester,
à l’ombre de ce tilleul, ma prison ! »
maladroitement ondulant (plus de 5 pds de haut), tiges vertes en V,
graines en fruits vert-jaune,
et indiquant où les collines font
une ligne sombre toujours variable sur la vallée
crépuscules civils, nautiques, astronomiques
dont la triple survenue rend, au regard, la montagne
comme un motif aigu (son nom c’est Acute)
plus proche à certains moments
du jour, et sous certaines lumières.
Car tous les nuages et la lumière fascinante et le bleu
les luminosités blanches et grises, les courants de translations qui montent
changent et se reconstruisent sans aucune cesse.
Des éclipses d’ombre de nuages traversent les collines
balisées par les vents dominants.
Est-ce écriture ou mémoire ? Projection ou répétition ?
Réalité ou non ? Mon mémoire à moi, mon anti-mémoire,
contre ma vie réelle ? Voilà bien
une géorgique. Comme la tienne, aussi, semble l’être
toujours au travail travail travail, tels les 7 nains.
Toi, qui de fait, m’as traduite.
Et tes poèmes par moi sont si riches et si denses
que je ne peux toujours les comprendre in French.
Là où je suis c’est une autre moi, pièces et morceaux de contre-moi
avec bribes faisant racine, et d’autres flottant en liberté.
Quels sont les mots et quelles sont les ombres ?
nuages de s’entasser et se réentasser, charpente et poutres,
faim de perpétuelle naissance.
Sommes-nous donc amis ? échouons-nous à
saisir les implications l’un de l’autre ?
Mots rendus plus étrangers
sur un vieux champ en terrasse.
Mais « quant au dialogue avec les pierres » tu dis encore ceci :
« On dort dans les pierres, en fait.
Et elles parlent
énormément de langues qui s’oublient
en s’énonçant »
Spectres de langues au dedans de vraies pierres
omission, prononciation
à partir des lueurs des molécules d’
eux et nous l’un de l’autre interlocuteurs.
Et donc quand j’ai ouvert Essais : Quatre Poèmes
j’ai voulu traduire ces poèmes en anglais
comme si le français était leur langue d’origine,
comme si c’était toi celui qui les avait écrits.
Mon premier mouvement a été de faire
le travail à nouveau entièrement, tout une
non moi-même, mais drossée
vers le bord et puis ouvrant à
des présences simultanées conflictuelles surchargées
une poussée de brume changeante, un
poème doublé, le verso du verso
variable / variabile
un locus de différence, en tout cas, anyway
par la vertu de la « traduction »
secret nuage dans un autre système de nuages.
Avais-je écrit tout ce que tu disais ?
inventé des heures qui eussent
un jour existé ?
Avais-je vraiment écrit ce que tu disais ? Bien
sans faire de sentiment.
« Bien sûr » c’était « moi » qui avais « écrit ».
Mais ne pouvais me lire, en réalité.
Ce que j’avais à l’origine disposé, dans cette langue-ci,
et ce que je pouvais saisir
de ce que tu avais fait dans ta langue à toi
cela m’en bloquait l’accès.
Il y avait le passé du passé,
les pas sur le chemin du passé et leurs contre-pas,
il y avait de complexes déplaisirs, et des antipathies
qui viennent du fait de parler aux pierres
il y avait du silence dans la chrysalide du désir
il y avait des mots
qui n’étaient plus prononçables
pliés avec nous
dans nos tombes et nos cendres proleptiques.
Je pense à Armand Schwerner, qui est mort.
Voilà le Canto Ombrien
sous un ciel largement couvert d’étoiles
et lui, faisant des pierres les plus lourdes de ce lieu-là
son oreiller.
Écrire l’autre côté de
quelque chose qui s’est réellement produit
ou qui ne l’a pas fait, l’anti-mémoire
appelons ça métaphore,
qu’est-ce que cela contiendrait
de la vie que je n’ai pas menée
galets semés sur les chemins
qui mènent à d’autres vies,
rochers sur lesquels
on tente, dans l’émotion, de dormir
et puis, luttant toujours contre le relâchement,
on s’empoigne avec des anges anguleux.
Car si tout point peut agir comme un centre
il reste quantité de place
pour mesurer la pression
quand il s’agit de se colleter hardiment avec lui
pour atteindre à la moelle de l’os,
boiter, là-bas, dans les profondeurs de l’aube,
et improviser une œuvre à partir des nappes
de pénombre, en s’interrogeant, car étant en exil
dans tous les lieux que l’on nomme
un chez-soi
et dans tous les lieux que l’on n’a jamais
visités, où l’on n’a jamais séjourné.
J’écris, c’est un fait, dans trois studios :
une pièce couleur safran avec une carte bleu-ciel
cachée en face de laquelle je suis R
une pièce en jaune tout
à côté, et, c’est à peine traduisible, cela,
une pièce en pierre, en Italie,
ailleurs, là-bas.
Écrire là dedans les déictiques, espace n’importe lequel,
moi n’importe qui je suis, moi qui à présent écris :
là-dedans, et me brisant sur tout lieu errant, erratique.
Dans la pièce jaune clair d’à côté,
(la chambre d’amis où tu pourrais,
si tu venais aux States, séjourner,)
il y a une photo de notre chienne, à la mort,
blanche et noire, éreintée, exténuée, sur des journaux
un jour avant que nous l’amenions en pleurant chez le véto
et en-dessous, mystérieuse contrepartie,
ta carte de Nouvel An, le Mt Huangshan :
précipices, rochers abrupts par grappes
les pics presque entièrement effacés
par des flots de brume opalescente
bouffées d’air
portées sans arrêt par des cascades de nuages
enveloppant les pierres dures
de ce que nous recherchons
en façonnant de vivantes chaînes insoucieuses.
Août-décembre 1999, Mars 2000
à Jean-Paul Auxeméry
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Note de l’auteur:
Toutes les citations sont tirées d’une lettre de J-P A datée du 29 juin 99, excepté les citations suivantes: « felix quondam pecus », Virgile, Eglogues; « projecting future memory » = « projetant un souvenir à venir », « projetant une mémoire à venir », Draft 32, Renga; « somewhere else, away » = « ailleurs, au loin », « ailleurs, là-bas », Poème de moi-même, dans Wells,; et « This lime-tree bower… », dans un poème-conversation de Coleridge. Les « Donor drafts » sont Draft 4: In et Draft 23: Findings.
Note du traducteur-dédicataire:
Le livre de RBDP, dans lequel ce poème est inclus, est Drafts 39-57, Pledge with Draft, unnumbered: Précis, paru en 2004. Les poèmes que j’ai traduits étaient tirés de Drafts 1-38, Toll, 2001, et sont parus en France sous le titre de Essais: Quatre Poèmes.
Le double rôle que ce travail m’a amené à jouer (et ici, en concertation soutenue, avec l’autrice) est une parfaite illustration du problème que pose toute création poétique: celui de l’identité! Identité problématique de soi à soi, de soi par rapport à l’autre l’autre étant tout aussi bien la personne à qui l’on s’adresse que le poème lui-même; de soi, et que l’autre investit…
Problème d’autant plus aigu, qu’ayant lu d’abord ce poème en réponse à une lettre de lui, le traducteur-dédicataire a vu, depuis, ensuite (comment dire? en arrière du temps d’avant…?) par la fenêtre le paysage qui servait de support, en Ombrie, à cette méditation.
[Auxeméry, juillet/août 2007]
Texte extrait de: Rachel Blau DuPlessis, Drafts 39-57, Pledge, with Draft unnumbered: Précis, Salt Publishing, 2004
Traduction en français © Auxeméry
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