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Rachel Blau DuPlessis Brouillon 42: Epître, Studios
traduction en français: Auxeméry

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Quelque part entre jouer et jouir se trouve le plaisir
        forer la langue, former les lettres
écriture en parallèle
        d’embardées, lexiques qui se rencontrent, ou non.

Nous nous écrivons—l’un à l’autre ?
        mais ruban courbe, c’est une drôle de lumière qui réfléchit.
Nappe de brouillard, tu me racontes des bribes de vie passée et m’annonces
        un socked-in sky, tu dis « ciel bouché », liège à bouchon,
c’est le temps gris de La Rochelle, et le voilà qui arrive,
        brume de mer sur l’Italie—rosée tremblante.
Nous nous connaissons à peine.
        En fait.

Et quand tu m’écris ce que tu
        penses que je vois en ce moment
                depuis la fenêtre de mon studio de pierre
« me préparant un futur souvenir »,
        c’est là ton mémoire non-écrit d’Italie
                afin de conjurer ce qui n’est
pas encore advenu en un jour en un lieu—
        et tu as un peu raison !
L’or bouillant & le vert dense
                felix (quondam) pecus, plats d’abondance—
ces trouvailles se fondent en
        de proleptiques nostalgies—
                l’amitié
rendant l’un nostalgique du présent de l’autre
        (de sa présence aussi)—
                et donc (c’est toi qui le dis) tu travailles
à composer d’avance, oui
        à l’avance, les
                plis des champs et des collines
le gris-vert de l’afa, le blond des blés, par-dessus
        la finesse de petites occasions et de choix
                rendus solides dans l’acte de bâtir—
imaginaire pâtis—
        mortier de grès mêlé de vase
                brillants copeaux de brique, que quelqu’un jadis,
en bricolant, a atteints et
        voilà ce que tu imagines trouver
                une stanza de pierre
ici (ailleurs, loin)
        quand Kathy et toi
                (et Yves, peut-être) viendrez.

Les panneaux de donateurs sont repliés,
        recouvrant la scène cachée.
Tous les jours creusement—extraire, ou combler—chaque jour changement.
        Toutes les nuits, temps tacheté—englouti.
Mais nous allons nous revoir, nous nous le jurons bien
                et nous boirons le vin, sans jamais le renvoyer,
                        et peindrons à la tempera la pleine
        « lune flottant sur l’étang des carpes »—
                        prédelle, allusion à Cathay.

Ce que je vois depuis mon rocher c’est le temps,
        son rouleau qui se déroule
                et la main tremble en écrivant.
        Chaque mot foisonnant et démuni, dans
                son extension imperçue, son flux, son remous.
                Mais nous nous souvenons de ce renga multilingue !

Tomlinson, Roubaud, Paz et Sanguinetti
        chacun en sa langue, son language, sa lingua
                travail du métier sur les pesons et les fils, mots
                lingo—navette au motif, cliquetis de la pédale—
                co-ouvriers experts aux tours de torque et de tension.

Et quand tu disais, moitié-traduction, de mon « Renga »
        « Mémoire, Mnémosyne, souvenir d’avance d’un temps
                irrésolu avançant vers
                        sa résolution »
je ne savais plus
        qui écrivait quoi et à qui.
                Quel statut dans l’histoire
une mémoire à venir a-t-elle?
        Ces riffs sur le thème de la « résolution »
                et sur les formes de l’« avance »
la question de savoir si le « temps »
        (qu’il fait, qui passe, ou même, celui qu’on ressent, donc)
                est « irrésolu »
ou peut-être le « fait d’avancer » est-il—
        sans parler du triple sens de vers
                que je ne peux me dé-verser
des engorgements particuliers aux mots
        et mes inventions rompent-elles
                les puretés irremplaçables de la syntaxe gauloise
mais je suis saturée d’étrangetés et de tensions
        et même de choses qu’on ne peut même noter
                infimes motifs, infimités, dans ta lettre
qui peuvent à peine être organisés « en » quoi que ce soit
        et même moins qu’en écrivant.

« Les voilà donc partis, et moi je dois rester,
        à l’ombre de ce tilleul, ma prison ! »
maladroitement ondulant (plus de 5 pds de haut), tiges vertes en V,
        graines en fruits vert-jaune,
et indiquant où les collines font
        une ligne sombre toujours variable sur la vallée
                crépuscules civils, nautiques, astronomiques
dont la triple survenue rend, au regard, la montagne
        comme un motif aigu (son nom c’est Acute)
                plus proche à certains moments
                        du jour, et sous certaines lumières.

Car tous les nuages et la lumière fascinante et le bleu
les luminosités blanches et grises, les courants de translations qui montent
changent et se reconstruisent sans aucune cesse.
Des éclipses d’ombre de nuages traversent les collines
balisées par les vents dominants.

Est-ce écriture ou mémoire ? Projection ou répétition ?
        Réalité ou non ? Mon mémoire à moi, mon anti-mémoire,
                contre ma vie réelle ? Voilà bien
une géorgique. Comme la tienne, aussi, semble l’être
        toujours au travail travail travail, tels les 7 nains.
                Toi, qui de fait, m’as traduite.
Et tes poèmes par moi sont si riches et si denses
                que je ne peux toujours les comprendre in French.

Là où je suis c’est une autre moi, pièces et morceaux de contre-moi
        avec bribes faisant racine, et d’autres flottant en liberté.
Quels sont les mots et quelles sont les ombres ?
        —nuages de s’entasser et se réentasser, charpente et poutres,
faim de perpétuelle naissance.
        Sommes-nous donc amis ? échouons-nous à
saisir les implications l’un de l’autre ?
        Mots rendus plus étrangers
                sur un vieux champ en terrasse.
Mais « quant au dialogue avec les pierres » tu dis encore ceci :
        « On dort dans les pierres, en fait.
                Et elles parlent
énormément de langues qui s’oublient
        en s’énonçant »
                Spectres de langues au dedans de vraies pierres
omission, prononciation
        à partir des lueurs des molécules d’
                eux et nous l’un de l’autre interlocuteurs.

Et donc quand j’ai ouvert Essais : Quatre Poèmes
        j’ai voulu traduire ces poèmes en anglais
                comme si le français était leur langue d’origine,
comme si c’était toi celui qui les avait écrits.
        Mon premier mouvement a été de faire
                le travail à nouveau entièrement, tout une
non moi-même, mais drossée
        vers le bord et puis ouvrant à
                des présences simultanées conflictuelles surchargées
une poussée de brume changeante, un
        poème doublé, le verso du verso
                variable / variabile
un locus de différence, en tout cas, anyway
        par la vertu de la « traduction »—
                secret nuage dans un autre système de nuages.

Avais-je écrit tout ce que tu disais ?
        inventé des heures qui eussent
                un jour existé ?
Avais-je vraiment écrit ce que tu disais ? Bien—
        sans faire de sentiment.
        « Bien sûr » c’était « moi » qui avais « écrit ».

Mais ne pouvais me lire, en réalité.
        Ce que j’avais à l’origine disposé, dans cette langue-ci,
                et ce que je pouvais saisir
de ce que tu avais fait dans ta langue à toi
        cela m’en bloquait l’accès.

Il y avait le passé du passé,
        les pas sur le chemin du passé et leurs contre-pas,
                il y avait de complexes déplaisirs, et des antipathies
qui viennent du fait de parler aux pierres
        il y avait du silence dans la chrysalide du désir
                il y avait des mots
qui n’étaient plus prononçables
        pliés avec nous
                dans nos tombes et nos cendres proleptiques.

Je pense à Armand Schwerner, qui est mort.

                                                Voilà le Canto Ombrien

                                                sous un ciel largement couvert d’étoiles

                et lui, faisant des pierres les plus lourdes de ce lieu-là
                son oreiller.

Écrire l’autre côté de
        quelque chose qui s’est réellement produit
                ou qui ne l’a pas fait, l’anti-mémoire
appelons ça métaphore,
        qu’est-ce que cela contiendrait
                de la vie que je n’ai pas menée
galets semés sur les chemins
        qui mènent à d’autres vies,
                rochers sur lesquels
on tente, dans l’émotion, de dormir
        et puis, luttant toujours contre le relâchement,
on s’empoigne avec des anges anguleux.

Car si tout point peut agir comme un centre
        il reste quantité de place
                pour mesurer la pression
quand il s’agit de se colleter hardiment avec lui
        pour atteindre à la moelle de l’os,
                boiter, là-bas, dans les profondeurs de l’aube,
et improviser une œuvre à partir des nappes
        de pénombre, en s’interrogeant, car étant en exil
                dans tous les lieux que l’on nomme
un chez-soi
        et dans tous les lieux que l’on n’a jamais
                visités, où l’on n’a jamais séjourné.

J’écris, c’est un fait, dans trois studios :
        une pièce couleur safran avec une carte bleu-ciel
                cachée en face de laquelle je suis R
une pièce en jaune tout
        à côté, et, c’est à peine traduisible, cela,
                        une pièce en pierre, en Italie,
                        ailleurs, là-bas.

                        Écrire là dedans les déictiques, espace n’importe lequel,
                        moi n’importe qui je suis, moi qui à présent écris :
                        là-dedans, et me brisant sur tout lieu errant, erratique.

Dans la pièce jaune clair d’à côté,
        (la chambre d’amis où tu pourrais,
                si tu venais aux States, séjourner,)
il y a une photo de notre chienne, à la mort,
        blanche et noire, éreintée, exténuée, sur des journaux
                un jour avant que nous l’amenions en pleurant chez le véto
et en-dessous, mystérieuse contrepartie,
        ta carte de Nouvel An, le Mt Huangshan :
                précipices, rochers abrupts par grappes

                les pics presque entièrement effacés
                par des flots de brume opalescente
                        bouffées d’air
                portées sans arrêt par des cascades de nuages
                        enveloppant les pierres dures
                de ce que nous recherchons
                en façonnant de vivantes chaînes insoucieuses.



                                                                                Août-décembre 1999, Mars 2000
                                                                                à Jean-Paul Auxeméry



Note de l’auteur:
Toutes les citations sont tirées d’une lettre de J-P A datée du 29 juin 99, excepté les citations suivantes: « felix quondam pecus », Virgile, Eglogues; « projecting future memory » = « projetant un souvenir à venir », « projetant une mémoire à venir », Draft 32, Renga; « somewhere else, away » = « ailleurs, au loin », « ailleurs, là-bas », Poème de moi-même, dans Wells,; et « This lime-tree bower… », dans un poème-conversation de Coleridge. Les « Donor drafts » sont Draft 4: In et Draft 23: Findings.

Note du traducteur-dédicataire:
Le livre de RBDP, dans lequel ce poème est inclus, est Drafts 39-57, Pledge with Draft, unnumbered: Précis, paru en 2004. Les poèmes que j’ai traduits étaient tirés de Drafts 1-38, Toll, 2001, et sont parus en France sous le titre de Essais: Quatre Poèmes.
Le double rôle que ce travail m’a amené à jouer (et ici, en concertation soutenue, avec l’autrice) est une parfaite illustration du problème que pose toute création poétique: celui de l’identité! Identité problématique de soi à soi, de soi par rapport à l’autre – l’autre étant tout aussi bien la personne à qui l’on s’adresse que le poème lui-même; de soi, et que l’autre investit…
Problème d’autant plus aigu, qu’ayant lu d’abord ce poème en réponse à une lettre de lui, le traducteur-dédicataire a vu, depuis, ensuite (comment dire? en arrière du temps d’avant…?) par la fenêtre le paysage qui servait de support, en Ombrie, à cette méditation.
[Auxeméry, juillet/août 2007]

Texte extrait de: Rachel Blau DuPlessis, Drafts 39-57, Pledge, with Draft unnumbered: Précis, Salt Publishing, 2004
Traduction en français © Auxeméry
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