1.
Notre amplification du panopticon de Walt Whitman (phrénologie, Égyptologie, opéra, Hindouisme, le poète en tant que journaliste et mystique, porté à la passion et à l’adhésion, cultivé et anarchique) et sa « route ouverte » : la démocratisation de la personne dans son entièreté ; la libération de l’impulsion et de l’instinct, à partir de la servitude involontaire, une nouvelle façon de respirer dans le vers, basée sur des mesures vernaculaires, et naturelles. Nous continuons à fonctionner sous tension whitmanienne.
2.
Notre invention de l’autre historique et préhistorique : pour Ezra Pound, la Chine ancienne ; pour H.D., la Grèce classique, pour Charles Olson, Sumer et les Mayas ; pour Gary Snyder, l’Inde ancienne et le Japon ; pour Judy Grahn, les métaformes ménarchiques ; pour moi, le Paléolithique supérieur.
3.
Notre vision de la traduction comme part intégrale du travail poétique. Exemples le Cathay de Pound ; le Catulle de Louis Zukofsky ; les anthologies chinoise et japonaise de Kenneth Rexroth ; le Cid et les troubadours provençaux de Paul Blackburn ; les Basho, Montale et Char de Cid Corman ; le Molière de Richard Wilbur ; le Baudelaire de Richard Howard ; le Jabès de Rosmarie Waldrop ; le Lorca de Jerome Rothenberg (et ses anthologies internationales) ; mes Vallejo, Césaire et Artaud ; le Breton de Bill Zavatsky ; les Cendrars et Apollinaire et de Ron Padgettt ; le Dragomoshchenko de Lyn Hejinian ; le Dante de Robert Pinsky, etc.
4.
Notre incorporation des multiples niveaux de langue archaïque, « idiome américain », érudit, vulgaire, scientifique tout autant que des textes phonétiques, des sub-langages, et de l’excentricité typographique, introduits dans la structure même des poèmes. Le sens d’une provocation permanente ; tout dire ; mots de toute sorte pouvant jouer leur partie.
5.
Notre incorporation du non-poétique et du populaire reportage, histoire, rêves, chansons, visions, libretto, incantation, événements de hasard, bandes dessinées, comptes rendus d’audiences, agit-prop le tout faisant partie d’un « grand collage » international en cours. Tout est matière-à.
6.
Notre croyance en ce que la poésie peut être institutionnalisée et financée programmes d’écriture à fin de diplôme, postes d’enseignement pour poètes, achats d’archives, dotations et supports financiers alloués à des fondations tout en restant authentique.
7.
Notre engagement dans une poésie radicale, une poésie d’investigation, qui reste à l’état brut, non-accomplie, butée, inéluctablement en cours, une poésie qui se veut intervention dans le processus culturel contre les formes statiques du savoir, contre les conceptions de l’école et les formulations traditionnelles.
8.
Notre engagement dans une poésie conservatrice, univoque, épisodique, usant d’un vocabulaire limité, d’une syntaxe de manuel de grammaire et des formes du vers traditionnel anglais ; le monde représenté tel qu’il est ; poésie du « splendide isolement ».
9.
Notre vue selon laquelle la poésie doit être politique (en dépit du fait qu’il ne se trouve personne en Amérique pour prendre le poète politiquement au sérieux), en s’opposant au racisme, à l’impérialisme, au désastre écologique, et à la guerre le tout faisant partie des responsabilités sociales du poète.
10.
Notre vue selon laquelle la seule poésie véritable est apolitique, sublime, victimisée par un retard chronique, et donc, au mieux, un palimpseste révisionniste de la poésie précédente ; méfiance vis à vis du particularisme local et événementiel ; et croyance en ce que seule peut être prise en compte une poésie monumentalement dépouillée de tout contexte.
Presque toute la poésie américaine actuelle, et écrite avec sérieux, suit les grandes lignes des diverses variantes des polarités exposées dans les points 7 et 8, et 9 et 10. Écrire de la poésie, plus que par le passé, est chose qui relève de la confrontation, de façon complexe. Les oppositions entre dionysien/apollinien, traditionnel/expérimental, personnel/public, qui ont divisé les poètes entre pairs (et les ont partagés en eux-mêmes) se sont retrouvées éparpillées en une sorte d’archipel de sites.
Les poètes américains, à la recherche de travaux et de matériaux, sont entrés en contact avec les poésies étrangères et les sociétés « autres », et la raison en est que nombre d’entre nous ressentent le fait que nous ne pouvons parvenir à écrire de poésie américaine en restant indifférents à nos préoccupations thématiques. Nous sommes saturés par les médias et le contexte marchand, nous baignons dans ce qu’on pourrait appeler un paysage intérieur impérialiste, au point qu’indifférents à ce que nous voulons vraiment, nous sommes des pyramides en marche écrasées sous le poids du blitz quotidien.
* * *
Parlons un instant de l’international : la poésie est toujours en train de se diriger vers nulle part, et sur ce niveau-ci c’est vers l’enfer sur cet autre, non pas vers l’enfer, mais un monde souterrain, l’inconscient pré-chrétien. La poésie, en ses fondements païenne et polythéiste, a toujours créé un espace d’assimilation à partir des profondeurs. On dirait qu’une des voies prise en permanence par la poésie, c’est d’aller vers la mise-en-âme des événements, et c’est de partir à la recherche du double de l’événement, et du sens caché, ou contradictoire, de l’événement. Chaque époque produit des artistes qui, dans leur quête d’authenticité, atteignent leur vérité propre en créant leur propre vision des choses. Ces artistes-là ne sont jamais définis en termes de mouvements d’écoles leur œuvre peut définir une école ou en devenir la figure de proue, mais s’ils ne sont jamais de l’école, on peut dire que ce sont eux qui l’ont créée.
Les poètes-individus sont des campeurs dans le nouveau désert sauvage de la technologie, et ils sont à la périphérie des centres du pouvoir social et politique. Peu importe ce que vous dites ou plutôt, cela n’importe que pour un très petit nombre. Je parle ici, bien sûr, du prétendu « monde libre ». En Chine et en Irak, par exemple, la situation du dit « monde libre » se lit sens dessus dessous : la vie y dépend précisément de ce qu’on dit ou ne dit pas.
De même que l’alchimie, la poésie qui compte pour moi se confronte à la noirceur qui se trouve au cœur de l’homme et cherche à la transformer en une substance qui tente de rendre à ses responsabilités le poète, en ce qu’il sait de lui-même et du monde dans lequel il vit.
Au tournant du siècle, la poésie américaine, à l’exception notable de Whitman et d’Emily Dickinson, était encore emplie de décorum victorien, et c’était une poésie du bon goût, limitée à des sujets extrêmement restreints, écrite à peu près exclusivement par des mâles blancs. À l’approche du millénaire, le tableau a radicalement changé : écrite par des Américano-américains, des Asiatiques, des Chicanos, tout aussi bien que par des blancs et blanches hétérosexuels et homosexuels déclarés, la poésie américaine est devenue humaine, en tant que force composite. Vu l’intérêt porté par les étudiants à l’écriture de la poésie (souvent au détriment de la lecture des grands morts), il existe plus de gens qui s’essayent à la poésie en Amérique que jamais.
L’archipel de sites dont j’ai parlé plus haut, on pourrait aussi le décrire comme un tourbillon constitué de poètes d’académie, de poètes-vagabonds, de poètes-étudiants, de poètes bouddhistes, d’éco-poètes, de surréalistes, de language-poets, de Néo-formalistes, de clubs de haïku, de poètes en langue des signes pour sourds, et de claquettes poétiques. Dans la confusion et le fragmentaire, nous en sommes arrivés à ce que Robert Duncan appelait un « symposium à tout faire ».
Notre situation, aujourd’hui, n’est pas le signe comme le voudrait le critique Harold Bloom que les Barbares sont en train de faire sauter les portes d’ivoire, mais que l’étranglement du WASP anglo-américain n’a fait que révéler de soi-même un noyau de pertinence tout à fait partiel, et que ceux qu’on désignait auparavant comme « barbares » sont à présent à compter parmi les messagers qui distribuent les énergies frappées d’exclusion, et l’information de base, et les connexions hybrides.
[1998]
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[Réponse à un questionnaire envoyé par la Poetry Society of America.]
Texte extrait de Companion Spider, Wesleyan University Press, 2001.
This material is © Clayton Eshleman / traduction en français © Auxeméry
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