zine102

Rachel Blau DuPlessis Brouillon 88: X-Citation
traduction en français: Chris Tysh

alligatorzine | zine

variation libre sur "Keine Delicatessen" d'Ingeborg Bachman

X à l'endroit où il y a
des longues tables et des platées de vivres.
Les uns se jetant avec convoitise
sur le festin qui engorge.
L'appétit étant flagrant, ce fut une question pure et simple
de vouloir davantage, mine de rien,
des plages d'avidité auto-nourries,
une manie d'attrait hystérique
à la largesse. À la largeur.
On a fait ripaille devant ce buffet, tombant
sur les plats comme si nous n'avions jamais mangé.
Plat après plat — un tel luxe,
du fumé, salé ou bien sucré,
croustillant, coûteux, faste.
Et comme ça ne nourrissait point
on se bourra et bouffa encore plus. Et comment.
Et puis vint le choque.
D'avoir englouti ça comme tel
D'avoir avalé le tout.


Sans délicatesses, sans délicatesse,
pas de rhétorique non plus
et certainement sans raffinement
me voici devant vous
étrangère et distante,
(bien que proche et constante)
me demandant
à quoi bien tout ça peut servir.
Me posant la question
si je ressens quelque chose
dont je puisse parler,
si penser à l'émotion,
fus-je prête à le "faire,"
à faire cet effort,
en vaut particulièrement la peine.
Quelle est la force de ma conviction?


Je suis sans appel au tribunal
devant lequel je me trouve.
Il semble que je sois condamnée par la sentence.
Quelle est donc la compulsion qui me mène
à reprendre ce débat,
ou bien le bourrer à la Métaphore
à tout jamais, ou le bourrer plein
de Métaphore, bricolant sur les bords
avec tant d'adresse à trouver des ressemblances
pour lesquelles on n'aurait pu jadis m'admirer.
Qui était-ce donc ce moi?
Ce n'est pas comme si ce "je" avait abouti nulle part,
pas vrai?


Faut-il barbouiller les chevalets pliants
de tous les jolis tableaux
qui me donnèrent tant de plaisir dans le temps,
fleurs d'amandier pour mon pinceau?
Mandel-baum, Mandel-stam, Mandel-stein, Mandel-brot.
Amandes
motivées par les noms des gens dont je me souviens.
Il fut un temps où j'étais maniable comme une pâte d'amande — ou
du moins, je leur laissais croire.
mais Qui es tu, me dis-je.
Pourquoi le fais-tu?


Faut-il continuer à plier la Syntaxe
à cet usage? Quel usage? Il se peut bien
que je puisse encore offrir un tel scintillement:
avec tout le savoir dans ma trousse à éclats
afin que tu admires
ma performance super sensible pourtant tout à fait
idiomatique.
Quel show je leur donnais!
Mais que peut-on en faire?
Que faut-il en faire?
Qui est ce moi qui l'a voulu?


Est-ce moi qui compose le texte
qui coulait à flots, semble t-il,
sans cesse, bouillonant, babillant
Pavlovien
dès que quelqu'un tirait la cloche
qu'on appelle "Poésie."
Qui se soucie de "Poésie"
tard la nuit à l'arrêt de bus
quand les crevés et les courbés
avec leur gros paniers et leur jambes gonflées
se font abaisser le plancher pour monter?


En colère
        Resignés
                Dépossédés
                        Se débrouillant au milieu de cette Schande


Vague de près et vague de loin.
Rupture, Désespoir, Malfaisance, Peur.
N'est-il pas concevable qu'on se sente
impur, baffoué, rebelle au "littéraire,"
pourchassé, accablé, tiraillé
entre résistance et identification,
sans compter l'harcèlement continu, panique, maladies incurables
pauvreté à revenu fixe, plus de sécu, tous les
Coûts de la Vie mis à nu
devant moi?


Devrais-je alors considérer
que les Mots que j'étais appelée à écrire
aident les autres? Allais-je devenir une Aidante?
Cette pensée semblait être aussi nulle que les autres.
Etait-ce là quelque Bureaucratie Rhétorique
des tâches d'Assitante Sociale?
Ça m'étonnerait.


Ça me coûtait les yeux de la tête,
un oeil et une oreille, precisément cet
oeil avec lequel je voyais tout à coup,
cette oreille tout le monde disait être la mienne
mon beau ton
(en fait, mes oreilles me faisaient mal), cette
jambe, cette jambe cassée (huit semaines
sur béquilles
et invalide au lieu d'être "normale"
quelque sens que "normal" possède avec sa bouchée de Mots—)
devrais-je tenter de faire le bien?


Il existe pour moi bien plus de voies agréables
à prendre dans l'écriture,
Mais on dirait que des astuces,
défensives, décoratives, déroutantes.
On ne peut pas faire de phrases de cette façon.
Le son échoue, parlotte kitsch.


Dois-je alors continuer?
Je me sens sans abri,
je sens que les enjeux ont changé
et que j'ai du mal à rattraper.
Et puis impossible de dire le moindre mot.
Me suis sentie obligée
de déchirer la page et de me détourner de ces pronoms:
Je? vous? nous? Qu'est ce que ça peut faire!
Qui se fiche comment ils sont liés!
Balance-les par dessus la falaise!
Ce qui alors me laisserait avec rien
et personne
dans cet endroit insensé le nom est
nulle part.


Cependant.
Quelle est la conséquence de ma responsabilité?
Où est la mienne?
Ma part de tout ça, cela même,
tu pourrais expliquer —
m'a rendue suprêmement éperdue.
Ces questions me déchirent.
Tout ce que j'ai pu dire —
         prenez-le comme Perte.


juin-juillet, octobre-décembre 2007



Texte extrait de: Rachel Blau DuPlessis, Pitch: Drafts 77-95, Salt Publishing, 2010
Traduction en français © Chris Tysh

www.alligatorzine.be | © alligator 2010