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Michael Heller Neuf poèmes
traduction en français: Auxeméry

alligatorzine | zine

[Poème tiré de Accidental Center, 1972]


Trois mesures de réflexion
sur John Coltrane


La langue parlée à New York a transformé le théâtre de ce restaurant et
de ce bar, deux femmes causent là de leurs amants blancs et noirs,
libres amants. Celle-ci dit qu’elle avait vu un homme dans la rue avec
à peu près les mêmes traits que le sien et l’avait confondu avec lui mais
que cet homme n’était pas de la même couleur. Elle dit à son amie
qu’elle n’a pas le sens des couleurs, elle dit qu’elle sait tout de lui.

*

Lui : dos voûté et visage rougeaud ; elle, à côté : toute petite
et ratatinée. Ensemble dans la cabine, leur laideur plus laide encore
d’en être conscients. Ce couple-là, pleine et totale réussite.
Ceci étant le reflet de cela, plus profond. Ainsi, du fait du seul poids
des notes le chant va draguer dans le fond des fonds de déchets
et d’effluves. À l’encontre des mélodies de la création s’installent là
d’autres poses, parce que ça, oui ça, va toucher au plus profond dans
le secret des vies rêvées, pleines de rancœurs, de jalousies pour
ce qui est inachevé, inaccompli, et submerge la musique à moins
que l’amour ne la sauve.

*

La grande histoire, une plaisanterie ! L’histoire personnelle : pas drôle.
Sachant que tout un chacun se veut sérieux quand il est malade et cogne
à toute force sur le lit pour avoir quelqu’un d’autre, mais qui soit
semblable à soi. De là à se saouler, à délirer, et sombrer en
ce quelqu’un, qui nous ressemble. Et c’est là que le cœur se rend compte
qu’il a perdu tout sens – les mots lui ont été volés, leur signification
s’est échappée, et de même dans la musique, les volutes sonores
sont en tropisme constant – en éternelle équivalence. Afin de ne pas
être admis dans mon monde – c’est moi qui vient vers lui.






[Poèmes tirés de In The Builded Place, 1989]


Selon Platon


Au poète, ceci : ne pas chercher l’originalité.
Nul cœur n’arrive à s’extérioriser pleinement.
Nul public, assez interloqué pour donner suite.

Comment supporter un poème dont la vérité
Mettrait le ciel en cendre, sous un soleil
Au lever programmé. Chaleur plus forte,

Labeur plus intense, culpabilité plus grande
Pour la peine ? Poète, passe tes jours à
Conjecturer sur des bancs de nuages dont

Il y a là une vaste superficie.
Prise les formes occlusives :
Tes amours aveugles, tes haines,

Trop d’ennui ? De lait dans leur luisance ?
Pense à toutes ces horreurs lorsque dans le calme
Quelqu’un s’est mis en tête qu’on voyait la lumière.

Plisse les yeux, attends que les vents changent
Afin de mettre formes sur manœuvres de hasard.
Ah, ruines à flot ! Vois, ton infime

Nostalgie ne requiert nul embrasement contrastif.
Par chance, les nuages vont se défaire, puis
Déchirés devenir familiers. C’est là, l’instant
Plus-qu’instant du lecteur passé aveugle.

Comme si, pour toi, un dieu nous avait
Désignés comme sans-vue. Comme si
Une paupière avait été décollée
Pour y introduire une cendre.




Homère intemporel


Sa voie n’était pas sa voie, mais étant aveugle
Sa voie le conduisit à se faire sensible à la mort.

Certains le tenaient de parti pris ; d’autres soutinrent
Qu’il avait justifié le chagrin d’Achille, dont le flot
Avait mis bas des villes.

Au pied du bûcher, Achille avait à son actif douze morts
De haute naissance. « C’était là, dit le poète, une mauvaise chose ».

Mais il montra aussi l’éclat de la beauté de sa lame
Magnifique. On lui a fait reproche de ceci :

N’avoir pas rapporté la guerre réelle. Qui a des oreilles
Entend, et se souvient de ce qu’il veut bien se souvenir.

*

On dit que c’est la Grèce aux brisants qui bat la mesure
De ses vers. Quoi de plus noble que ce décalque de don,

De plus honorable que de s’en tenir à ses mots
Tandis que là dehors, derrière le siège, c’est viande et gravats.

Accordons-nous le cadeau de ses rythmes.

Puis quand la guerre vous a bien vidé, des nœuds
Sur l’estomac comme des nodules de glace, d’imaginer qu’on est

Là au milieu des corps mutilés et de la pourriture, avec la plage
Où la mer fut rouge, et les vaisseaux en proie au feu.

Ils ne pouvaient rentrer chez eux. Et pendant qu’il parlait
La Grèce dont il parlait engendrait de nouvelles Ilions, comme

La découverte de terres neuves engendre de nouvelles naissances.




Chant de Rilke à la fenêtre

« Que suis-je comparé au poids de l’infini ? »


Explosions de grenades
Comme fleurs sur la mer

Désir d’une force de surface
D’éjecter le tout de ce qui là-dedans gît :
Magnitudes, tenseurs, extraction de nucleus
              puis éclatement du tout

Et comment en tirer des lignes claires :
De savoir que je ne pourrais te venir en aide
Et toi qui brailles à t’en décrocher la cervelle

Au milieu de ces ombres qui furent tout ton passé
Et moi qui me cherchais moi-même pour te sauver
Et moi qui m’en serais vomi moi-même

Et c’est à présent que je vois en ma vie tous les morts
– ces morts que nous traînons derrière nous –
Et la mort des mots, cet étouffement, c’est tout un

Moléculaire est la terreur :
L’étrangeté, ce pour quoi nous avons combattu
Ne consistait qu’en ceci,
Cette virulence de nous-mêmes




Dans les montagnes –
sur deux vers chinois :

« le fil dans la main d’une bonne mère
est le manteau sur le dos du voyageur »


Avant de quitter ce monde, elle avait cousu serré son enfant.
Aujourd’hui, le chemin de la montagne est ce fil et surfil, en route
vers le bleu sans fin, et pourtant une chose reste insupportable
dans cet espace : son passé, son enfance lui sont également
des paysages aménagés. C’est ce qu’il craint pour elle, ce cœur meurtri.

Son lit était un trône, elle y dormait tout au bout de la chambre,
là où sa sœur et lui n’avaient pas permission de se rendre.
Il ne pouvait la toucher, mais, de là où ils se tenaient,
lui, la regardait coudre. Elle, le paysage : mais lui aussi, dedans.

Maintenant ses pensées d’elle sont semblables aux nuages,
des bannières flottant sur l’herbage de l’alpe, sans substance,
face aux rochers de la montagne, âpres preuves d’un autre monde.
Rêverait-il qu’elle revienne ? Devait-elle habiter chaque peur

comme chaque désir ? Œil-remorqueur dans la brume, il espérait,
sur ces vides sommets battus des vents, se trouver, lui, et non elle.
Mais c’était là le point à ne pas rater. Elle avait faufilé, lui avait tressé
ce fil au cœur même de la rétine : elle, la voie, et la vue ainsi définie.

Note de l’auteur : L’épigraphe est tirée du « Chant du voyageur » de Meng Chiao. La traduction anglaise qui a inspiré le poème est de A.C. Graham, dans Poems of the Late T’ang, p.63.







[Poème tiré de Wordflow, 1997]


Aux post-modernes


Certains parmi les poètes ont découvert
que nous nous inquiétons de déconnecter
les points d’avec les mots, en vue d’évoquer
un possible débarquement de la langue parlée
entrant là, telle une inondation alentour
semblable au flot de la marée, le flot
des feuilles mortes qui nous chuchote
nos contingences automnales.

C’est vrai, les clichés abondent,
exposant notre non-existence
et le vide avéré de la mort,
la passivité requise pour survivre
aux modernes par de luxuriants à-côtés.

Et pourtant l’obliquité de l’amour
est encore langage,
maîtrise assurée des désirs,
peines, bonds et agenouillements,
quant à la formulation d’un nom.






[Poèmes tirés de Eschaton, 2009]


Églogue

à Hugh Seidman


Composer de ce que propose la lumière

Composer comme d’un lieu surélevé

Mener l’ascenseur de l’âme jusqu’à l’étage ultime

La ville là-dessous semblable à un océan de béton, fumeusement étale sous le soleil du ciel

Distinguer, sous la fine pellicule de fumée, les panaches et les clignotements

Ressentir le besoin de prendre suffisamment de hauteur

D’avoir atteint une limite supérieure d’où l’être même fait escarpement

Rampe de lancement, la légèreté de l’air étant une forme d’intelligence

Les yeux suivant des fleuves de lumière brute qui couraient entre les mondes pour aller
              grossir les baies en amont de perles grasses de mercure

Composer, ou mieux, rendre compte du fait qu’une partie du paysage aura disparu

Comme si on regardait par un judas, un trou en vrille

Philosophe écrivant de « l’esprit qui cherche, et une fois encore se trompe lourdement… »

Avoir mis de côté les morts qui surviennent sous les bombes, en avoir inscrit d’autres

Les chemins qu’on suit, comme des fragments de métal volant vers leurs demeures

Revenir sur un amour, une joie, crus comme les briques de Vermeer

Suspendu en l’air, et comme libre en pénétrant les larges avenues du ciel, sentir l’espoir se
              mêler au mot

En l’air, sentir le vide comme un don, oui, un don romantique

Composer, comme d’un poste élevé, sous le vent, tout au-dessus du port, des rues, les
              yeux en fente sous le vent

À ces hauteurs, les yeux baignant dans le rouge d’une fête du savoir.

Note de l’auteur : J’ai discuté de poésie avec Hugh Seidman pendant plus de 40 ans.





Manhattan, de nos jours


1.

Chaque souffle est au moins une demi-vie, une pause
entre crainte de l’anthrax et mémoire moderne.

Et chaque regard montant du trottoir est à moitié empli
d’une tranche de lune au lever, en suspension sur la ville.

Uranus et Capricorne côtoyant le triangle des Cieux,
l’espace de la nuit respirant indifférence et géométrie.

2.

Le jour, toute marche se fait sous menace de soleil et ciel blanc.
Travailler tend vers les simplifications : bureau, boulot, et mots.

Bain de particules en apesanteur : ce papier en prend sa lumière.

3.

Gravats, corps, bruits, dispersés à présent, et l’esprit par à-coups déchiré :
consacrer ces lignes au deuil et au souvenir, à sa seule propre solidité.

Phrasé, mots – isotope et quantum – toute vulnérabilité aux ombres.
Toile de fond formant idée même. Et spectre de la mort brillant au travers,

parcourant toute l’écriture.






[Poème tiré de New Poems, This Constellation Is A Name: Collected Poems 1965-2010, 2012]


Le Gouffre de Baudelaire


Il savait qu’un syllogisme
              jamais n’expliquerait
pourquoi tel jour va
              se fracasser sur le suivant,

ni le pourquoi de la souffrance
              d’être en vie
quand on sait que le mal est
              là, qui attend.

Pourquoi le poinçon du doute
              fait son encoche
douloureuse dans l’esprit,
              que tout espoir est vain.

Un syllogisme
              ne saurait expliquer
ces vertes îles du désir
              qui gisent aux profondeurs.

Aucun vers, ni verset dans
              tout l’appareil des raisons
pour le délivrer, lui, rien là pour gonfler
              la voile de cette bouffissure du moi.

Le syllogisme n’en a cure,
              de tous ces mots mi-entendus,
de cette absurdité de pensers futiles
              qui durent pour durer.

Tel était l’abîme
              que je portais en moi,
et mon poil se dressait quand
              venait à passer le vent de la peur.


Cette souffrance
              d’être vivant
vaut ce mal dont on sait
              qu’il vous attend.

Il s’en remettait la nuit
              à Morphée,
aux êtres de délice et d’angoisse
              qui rendent tout sommeil suspect.

Rêve comme cauchemar sans fin :
              la mort vraiment
ne fut pas assez belle pour nous.
              Il hésitait encore :

étions-nous mortels, ou immortels ?
              Raison de la souffrance
d’être ainsi en vie, tout en
              sachant que le mal
vous attend.

Note de l’auteur : Le Gouffre, souvent traduit en anglais par The Abyss, et qui comprend une critique implicite de Pascal et d’autres penseurs français, est considéré comme un des poèmes les plus « philosophiques » ou « anti-philosophiques » de Baudelaire.










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