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Annie Zadek Horoscope

D’après mon horoscope (1) du 20 juillet dernier – celui du Parisien si je me souviens bien – « la période qui s’annonçait verrait s’évanouir [mon] complexe de culpabilité ».
Est-ce que c’était imaginable ?
Est-ce que c’était même souhaitable (après tout chez les écrivains (2), il n’y a pas que Virginia Woolf (3) à vouloir garder sa névrose) de ne plus être "la mauvaise fille", celle qui avait quitté ses parents le jour de son dix-huitième anniversaire pour vivre avec un homme marié (4) ; celle qui avait abandonné son père quand son cancer (5) s’était déclaré ; qui n’était pas allé le voir à l’hôpital quand on l’avait opéré ; qui n’allait jamais sur sa tombe à l’emplacement AJ7 du cimetière israélite de Lyon (6), celui qui avait été profané alors que je me trouvais en Autriche, au Tyrol plus précisément, et que, au cours de ce repas où pour la première fois j’avais mangé (7) de la biche, une dispute avait éclaté à propos de « notre haine », « notre incapacité d’oublier », « notre refus de pardonner » (8) de sorte que, non seulement c’est ce « nous » qui avait le mauvais rôle mais qu’en plus, il m’assignait une identité, qu’il me renvoyait à un « Vous » (9), à un groupe, une appartenance, dont on m’avait tenue éloignée pour les mêmes raisons finalement que nos frères et nos sœurs ainés avaient été mis à l’abri dans ce village de Savoie où plus tard, pendant des années, on m’envoyait pour les vacances.
Ils ont été des « Enfants cachés (10) ».
Moi, je fus, moins tragiquement, une enfant à qui on a tout caché, à qui on n’a rien raconté, à qui ses parents n’ont rien dit (11), jamais parlé de leur vie d’avant, de leur vie d’avec leurs parents, de leur vie là-bas, en Pologne, d’avant leur émigration en France, de leur vie d’avant ma naissance.
J’avais tenté de tout reconstituer à partir du Memor-Buch de Kalisz (12) – un de ces « Livres du Souvenir » qui m’avait plus ou moins servi, avec ses clichés (13) terrifiants, d’album de photos de famille (14) — et, pour ce qui est du décor, de La Reine des Neiges (15) d’Andersen, avant d’en arriver à la conclusion qu’eux aussi, d’une certaine façon, ils avaient abandonné leurs parents (16) et que, plutôt que du complexe de culpabilité dont me parlait mon horoscope, c’est de la peur d’être quittée, de ce sentiment d’insécurité, de cette « angoisse abandonnique », dont j’allais être libérée.

(Entre nous, entre parenthèses, ça n’allait pas être si simple...)


Annie Zadek, 9 février 2024


(1) Balance ascendant Balance : accablée par ce redoublement de mon incapacité à choisir (et d’ailleurs, comment être sûr de l’heure exacte de sa naissance ?).

(2) Ou plutôt « chez les écrivain-e-s », selon l’idiome "citoyen" du nouvel ordre moral, artistique, intellectuel — qui reste à étudier comme le fit Victor Klemperer pour ce qu’il nomma la « LTI, Lingua Tertii Imperii », la Langue du IIIème Reich — et dans lequel "beauté", "poésie" et "grâce", "vérité", "patrie"*, "pureté" sont à mettre entre guillemets. De même que pour moi, désormais, nuit et cristal, nuit et brouillard, travail et libre, Action, Spécial, camions et gaz... sont à écrire en italique.
*(l’A Dio Roma, A Dio Patria du Couronnement de Poppée !)

(3) La dernière phrase de son Journal, le 8 mars 1941, trois semaines avant son suicide : « Et maintenant, que j’aille préparer la merluche ». C’est bien qu’on est vivant jusqu’à la mort !

(4) Et qui en plus n’était pas Juif ! Notre père en aurait été « dévasté » avait dit mon frère ! Dévasté par le chagrin, par mon apostasie, ou quoi ? Il est vrai que seuls les non-Juifs m’attirent sexuellement... Le tabou de l’endogamie ?

(5) Cancer de l’intestin, anus artificiel, puanteur quand il changeait la poche pleine... En yiddish et en hébreu, notre nom signifie le Juste, le Tsaddik; en tchèque et en polonais, le cul. Blason du corps meurtri du père. (Penser à prendre RV pour ma prochaine coloscopie !)

(6) À Lyon, sur sa pierre tombale, on a inscrit Mozer Zadek — au lieu de son vrai prénom Usher. (« Les Juifs ont tous des faux noms » dit Boltanski dans sa Vie possible.) Quarante ans après, lorsqu’on transfère ses restes à Safed, en Israël, la forme emmaillotée n’est pas plus grande que celle d’un enfant que l’on dépose à même la terre, dans un trou bien trop grand pour lui.

(7) Noël, Pâques, ont toujours accentué mon décalage, entre autre alimentaire ; échecs de ma bonne volonté mimétique ; ratages de mes multiples tentatives d’usurpation d’identité. À Pâques dernier, achat d’une boite de pain azyme au rayon « Produits exotiques » du supermarché voisin. La même marque et le même paquet qu’à la maison autrefois mais là encore, sentiment d’une singerie m’en interdisant la consommation. Pourtant, aimer manger les animaux de fêtes, surtout ceux des contes de fées : la biche de Blanche- Neige (son cœur !), l’oie de Nils Olgersson, la carpe d’Avenant; aimer, mais trembler aussi de ce quasi cannibalisme, ces animaux magiques — parlants — ayant vocation à se métamorphoser en humains. (Kafka qui, vers la fin, avec son larynx à vif, ne peut plus ni parler, ni manger sauf : lait, bière, eau minérale, vin nouveau, limonade, compote, bonbons, yoghourt, cidre, miel...)

(8) Jamais de pardon ? Jamais d’oubli ? Comment expliquer que : NON ! Au lieu de quoi, scènes, crises, cris pour casser ma voix, hurlements pour me faire "sauter" une corde vocale, particulièrement avant mes lectures publiques. Admiration pour la voix d’alto de Kathleen Ferrier. Son interprétation de l’aria « Have mercy, Lord on me » faisait fondre le public en larmes. Me fait fondre en larmes. Arme imparable du christianisme : Bach versus cantilations judaïques. Douceur et brutalité des religions prosélytes. Révélation contre élection.

(9) Pourquoi en veut-on toujours aux Juifs ? me demandent mes amis non-Juifs. Après une réponse à la Freud : "Les fils doivent tuer le Père", une réponse à la Lanzmann "Ici il n’y a pas de Pourquoi" dont personne ne se satisfait.

(10) Jusqu’aujourd’hui, malgré leur âge, ils restent d’éternels « Enfant  », des « Fils et Filles de » leurs parents à qui ils n’ont « pas dit au-revoir ». (Un peu comme nous du Groupe de parole d’enfants et petits-enfants de Survivants, auquel je participais l’an dernier.)

(11) Mais les avons-nous questionnés ? N’avons-nous pas pressenti leur honte de ne s’être consacré qu’à leur propre survie, de s’être cuirassé au malheur des autres ? Penser aussi à la difficulté du rêveur à raconter son rêve. Seule issue, le « passage à l’art » comme l’écrit Sylvie Lindeperg à propos de Nuit et brouillard ?

(12) C’est tout de même étrange que Kalisz, leur ville natale, personne n’en ait jamais entendu parler ! Pourtant, d’après Wikipedia, c’est un centre urbain important... Est-ce que par hasard, là-bas, il n’y aurait pas eu de camps ? Maison des grands- parents maternels, asphyxiés dans les camions à gaz, au 3 Ulica Zlota (la Rue d’Or). Non, je n’y suis pas allée.

(13) Sur lesquels, dès que j’étais seule, je cherchais, sous les corps en piles, celui de mon premier homme nu.

(14) Je n’ai jamais connu ce tendre rituel : tournant très lentement les pages de l’album, quelqu’un montre à quelqu’un, assis tout contre lui, les photos des visages et des maisons d’ailleurs, expliquant où et quand et surtout qui est qui, reliant les uns aux autres et me montrant ma place.

(15) Le seul Bildungsroman dont le héros est une fille. Abandonnée par son compagnon de jeux, Gerda part à sa recherche jusque chez la Reine des Neiges dont les yeux, nous dit Andersen, n’ont en eux « ni calme ni repos ». Manchon, bottines, gants fourrés, renne, corneilles et Lapone, parchemin de morue séchée... confortèrent mon tropisme septentrional tout autant que la « folie polaire » du Capitaine Hatteras arpentant les allées de sa maison de santé « à reculons si nécessaire [...] invariablement vers le Nord ».

(16) Quand ils ont quitté la Pologne – c’était en 1937 – et même si, bien évidemment, ils ne pouvaient faire autrement, mes parents n’ont pas pris avec eux leurs parents. Ils les ont bel et bien laissés. Ils les ont bel et bien abandonnés en réalité... Mon frère m’a raconté la scène de quand, mais des années plus tard, on leur avait appris ce qui s’était passé. Ce qui l’avait frappé surtout, c’était de voir pleurer son père. Moi, je n’étais pas encore née.


Annie Zadek est née à Lyon où elle a suivi des études de philosophie et d'esthétique dans le but exclusif de devenir écrivain. Elle a vécu et travaillé dans cette ville jusqu'à son installation dans une friche industrielle du Parc Naturel régional du Pilat (Loire), où elle a contribué à mettre en place une résidence d'écrivain et un Salon du livre sur l'environnement. Après diverses bourses d'écriture dans sa MittelEuropa prénatale (Pologne, Allemagne, Russie, Tchéquie, Autriche, Belgique...) et quelques années parisiennes faisant suite à une résidence auprès de l'ancienne gare de déportation de Bobigny, elle vit et travaille en Normandie depuis 2020.
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