(1) Balance ascendant Balance : accablée par ce redoublement de mon incapacité à choisir (et d’ailleurs, comment être sûr de l’heure exacte de sa naissance ?).
(2) Ou plutôt « chez les écrivain-e-s », selon l’idiome "citoyen" du nouvel ordre moral, artistique, intellectuel qui reste à étudier comme le fit Victor Klemperer pour ce qu’il nomma la « LTI, Lingua Tertii Imperii », la Langue du IIIème Reich et dans lequel "beauté", "poésie" et "grâce", "vérité", "patrie"*, "pureté" sont à mettre entre guillemets. De même que pour moi, désormais, nuit et cristal, nuit et brouillard, travail et libre, Action, Spécial, camions et gaz... sont à écrire en italique.
*(l’A Dio Roma, A Dio Patria du Couronnement de Poppée !)
(3) La dernière phrase de son Journal, le 8 mars 1941, trois semaines avant son suicide : « Et maintenant, que j’aille préparer la merluche ». C’est bien qu’on est vivant jusqu’à la mort !
(4) Et qui en plus n’était pas Juif ! Notre père en aurait été « dévasté » avait dit mon frère ! Dévasté par le chagrin, par mon apostasie, ou quoi ? Il est vrai que seuls les non-Juifs m’attirent sexuellement... Le tabou de l’endogamie ?
(5) Cancer de l’intestin, anus artificiel, puanteur quand il changeait la poche pleine... En yiddish et en hébreu, notre nom signifie le Juste, le Tsaddik; en tchèque et en polonais, le cul. Blason du corps meurtri du père. (Penser à prendre RV pour ma prochaine coloscopie !)
(6) À Lyon, sur sa pierre tombale, on a inscrit Mozer Zadek au lieu de son vrai prénom Usher. (« Les Juifs ont tous des faux noms » dit Boltanski dans sa Vie possible.) Quarante ans après, lorsqu’on transfère ses restes à Safed, en Israël, la forme emmaillotée n’est pas plus grande que celle d’un enfant que l’on dépose à même la terre, dans un trou bien trop grand pour lui.
(7) Noël, Pâques, ont toujours accentué mon décalage, entre autre alimentaire ; échecs de ma bonne volonté mimétique ; ratages de mes multiples tentatives d’usurpation d’identité. À Pâques dernier, achat d’une boite de pain azyme au rayon « Produits exotiques » du supermarché voisin. La même marque et le même paquet qu’à la maison autrefois mais là encore, sentiment d’une singerie m’en interdisant la consommation. Pourtant, aimer manger les animaux de fêtes, surtout ceux des contes de fées : la biche de Blanche- Neige (son cœur !), l’oie de Nils Olgersson, la carpe d’Avenant; aimer, mais trembler aussi de ce quasi cannibalisme, ces animaux magiques parlants ayant vocation à se métamorphoser en humains. (Kafka qui, vers la fin, avec son larynx à vif, ne peut plus ni parler, ni manger sauf : lait, bière, eau minérale, vin nouveau, limonade, compote, bonbons, yoghourt, cidre, miel...)
(8) Jamais de pardon ? Jamais d’oubli ? Comment expliquer que : NON ! Au lieu de quoi, scènes, crises, cris pour casser ma voix, hurlements pour me faire "sauter" une corde vocale, particulièrement avant mes lectures publiques. Admiration pour la voix d’alto de Kathleen Ferrier. Son interprétation de l’aria « Have mercy, Lord on me » faisait fondre le public en larmes. Me fait fondre en larmes. Arme imparable du christianisme : Bach versus cantilations judaïques. Douceur et brutalité des religions prosélytes. Révélation contre élection.
(9) Pourquoi en veut-on toujours aux Juifs ? me demandent mes amis non-Juifs. Après une réponse à la Freud : "Les fils doivent tuer le Père", une réponse à la Lanzmann "Ici il n’y a pas de Pourquoi" dont personne ne se satisfait.
(10) Jusqu’aujourd’hui, malgré leur âge, ils restent d’éternels « Enfant », des « Fils et Filles de » leurs parents à qui ils n’ont « pas dit au-revoir ». (Un peu comme nous du Groupe de parole d’enfants et petits-enfants de Survivants, auquel je participais l’an dernier.)
(11) Mais les avons-nous questionnés ? N’avons-nous pas pressenti leur honte de ne s’être consacré qu’à leur propre survie, de s’être cuirassé au malheur des autres ? Penser aussi à la difficulté du rêveur à raconter son rêve. Seule issue, le « passage à l’art » comme l’écrit Sylvie Lindeperg à propos de Nuit et brouillard ?
(12) C’est tout de même étrange que Kalisz, leur ville natale, personne n’en ait jamais entendu parler ! Pourtant, d’après Wikipedia, c’est un centre urbain important... Est-ce que par hasard, là-bas, il n’y aurait pas eu de camps ? Maison des grands- parents maternels, asphyxiés dans les camions à gaz, au 3 Ulica Zlota (la Rue d’Or). Non, je n’y suis pas allée.
(13) Sur lesquels, dès que j’étais seule, je cherchais, sous les corps en piles, celui de mon premier homme nu.
(14) Je n’ai jamais connu ce tendre rituel : tournant très lentement les pages de l’album, quelqu’un montre à quelqu’un, assis tout contre lui, les photos des visages et des maisons d’ailleurs, expliquant où et quand et surtout qui est qui, reliant les uns aux autres et me montrant ma place.
(15) Le seul Bildungsroman dont le héros est une fille. Abandonnée par son compagnon de jeux, Gerda part à sa recherche jusque chez la Reine des Neiges dont les yeux, nous dit Andersen, n’ont en eux « ni calme ni repos ». Manchon, bottines, gants fourrés, renne, corneilles et Lapone, parchemin de morue séchée... confortèrent mon tropisme septentrional tout autant que la « folie polaire » du Capitaine Hatteras arpentant les allées de sa maison de santé « à reculons si nécessaire [...] invariablement vers le Nord ».
(16) Quand ils ont quitté la Pologne c’était en 1937 et même si, bien évidemment, ils ne pouvaient faire autrement, mes parents n’ont pas pris avec eux leurs parents. Ils les ont bel et bien laissés. Ils les ont bel et bien abandonnés en réalité... Mon frère m’a raconté la scène de quand, mais des années plus tard, on leur avait appris ce qui s’était passé. Ce qui l’avait frappé surtout, c’était de voir pleurer son père. Moi, je n’étais pas encore née.